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pas l’unité de la pièce. Il en est de même ici : qu’on néglige cette dernière partie ou qu’on en tienne compte, l’unité du poème n’en est pas moins fortement accusée ; tout y tend au même but ; l’intérêt ne se divise ni ne s’égare. C’est à croire, en vérité, qu’une combinaison savante a présidé à ce plan si nettement tracé ; mais, comme à chaque pas l’inexpérience éclate et se trahit, il est clair que cette unité est purement instinctive et sort des entrailles mêmes du sujet. Or l’unité, quoi qu’on dise, et surtout l’unité sans calcul et spontanément conçue, est dans les œuvres d’art le premier signe de la supériorité. Ce ne sont pas les traités de rhétorique qui nous apprennent cette loi, l’esprit humain l’avait promulguée avant eux. L’imagination peut bien se permettre parfois de produire, sans grand respect pour l’unité, de charmantes merveilles, mais ce n’est qu’une magie éphémère et le caprice de quelques-uns. Où l’unité domine au contraire, tout en respectant les droits de l’imagination, là, de l’aveu de tous, est la puissance, la grandeur, et les siècles en s’écoulant n’ont jamais démenti cette universelle vérité.

Ceux donc qui semblent étonnés quand on place en si haute estime la chanson de Roland, ceux qui soutiennent que c’est tout uniment un poème du moyen-âge comme un autre, qu’on en ferait moins grand état si comme eux on connaissait nos autres chansons de geste, que c’est partout mêmes beautés, mêmes défauts, ceux-là n’oublient qu’une chose, la plus rare, la plus introuvable dans ces poésies dont ils nous parlent, l’unité de composition. Peuvent-ils nier qu’elle existe dans la chanson de Roland ? Nous la montrent-ils ailleurs ? Quel est le poème déjà publié ou encore inédit dont l’action soit ainsi conduite et gouvernée, assujettie à un plan, circonscrite dans un cadre, développée avec ordre et clarté ? Qu’on nous le cite. Est-ce Ogier-le Danois ? est-ce la Chanson des Saxons, ou la Chanson d’Antioche ? est-ce Agolant ? est-ce Gérard de Vianne ? Certes, dans tous ces poèmes et dans bien d’autres qui ne valent pas moins, il y a de vraies beautés, mais des beautés jetées comme au hasard, sans suite et sans lien. Agolant, par exemple, abonde en situations bien conçues, bien indiquées ; le sujet en est beau : c’est encore une guerre de Charlemagne contre les Sarrasins d’Espagne ; certains passages, qui semblent, il est vrai, imités de la chanson de Roland, sont d’un effet grandiose ; d’autres, d’une facture originale, ne manquent ni de couleur ni de vie. Tout cela devrait faire un beau poème, mais le poème n’existe pas. Où est l’intérêt ? où va l’auteur ? où nous veut-il conduire ? Quelle digression oiseuse ! quelle diffusion et quelle incohérence ! Dans Gérard de Vianne, on trouve aussi des scènes excellentes, une entre autres d’un effet sublime, le duel entre Roland et Olivier. Ce duel, qui se prolonge pendant un jour entier dans une île du Rhône, sous les yeux des deux armées campées l’une sur le bord du fleuve, l’autre derrière les rem-