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LA CHANSON DE ROLAND.

sonner votre cor ; mais il est bon que l’empereur revienne. Charles nous pourra venger. Ces païens ne doivent pas rentrer dans leur Espagne. Nos Français nous trouveront ici morts et taillés en pièces ; ils nous mettront en cercueils, nous porteront avec deuil et avec larmes, et s’en iront nous enfouir aux cimetières de nos moutiers ; du moins ne serons-nous dévorés ni des loups, ni des sangliers, ni des chiens. — C’est bien parlé, répond Roland, » et aussitôt il met l’olifant à ses lèvres, l’embouche et sonne à pleins poumons. Dans ces longues vallées, le son pénètre et se prolonge. À trente grandes lieues, l’écho le répète encore.

Charles l’entend, l’armée l’entend aussi. « On livre bataille à nos gens ! s’est écrié l’empereur. Jamais Roland ne sonne qu’au cœur d’une bataille. — Il est bien question de bataille, répond aussitôt Ganelon. Tel propos dans une autre bouche, on l’appellerait mensonge. Ne connaissez-vous pas Roland ? Pour un seul lièvre, il va cornant tout un jour ! Allons, marchons ; pourquoi nous arrêter ? Les terres de notre France sont encore loin de nous ! »

Mais Roland continue à sonner : il fait de si grands efforts, que le sang jaillit de sa bouche et des veines de son front. « Ce cor a longue haleine, dit l’empereur, » et le duc Naymes reprend : « C’est un brave qui sonne ; il y a bataille autour de lui. Sur ma foi ! celui-là l’a trahi qui si bien cherche à vous donner le change. Croyez-moi, marchons au secours de votre noble neveu. Ne l’entendez-vous pas ? Roland est aux abois ! »

L’empereur donne le signal. Avant que de partir, il fait saisir Ganelon : c’est aux garçons de sa cuisine qu’il abandonne le traître. Ils lui arrachent poil à poil la barbe et la moustache, le frappent à coups de poing et de bâton, lui passent une chaîne au cou, comme on fait à un ours, puis, pour comble d’ignominie, en chargent une bête de somme.

Sur le signal de l’empereur, tous les Français ont tourné bride, piquent des deux, et se lancent à grand train dans les ténébreux défilés, au bord des gaves rapides. Charles chevauche avec emportement. Il n’est Français qui, tout en courant, ne soupire et ne dise à son voisin : « Si nous pouvions du moins trouver encore Roland, le voir avant qu’il ne meure ! que de coups nous frapperions ensemble ! »

Hélas ! à quoi bon ? Vains efforts ! ils sont trop loin ; ils n’y peuvent être à temps !

Cependant Roland promène ses regards tout alentour de lui : sur les monts, dans la plaine, il ne voit que Français expirés. Le noble chevalier, il pleure et prie pour eux : « Seigneurs barons, Dieu vous ait en sa grace ! qu’à vos ames il ouvre son paradis ! que sur les saintes fleurs il les fasse reposer ! Meilleurs guerriers que vous, je n’en ai jamais vu. Vous nous servîtes si long-temps ! vous nous avez tant con-