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Mais voilà qu’un Sarrasin, celui-là qui chez Marsille embrassa Ganelon en lui donnant son épée, Climorin, sur un cheval plus rapide que l’hirondelle, s’en vient heurter Angelier de Bordeaux, et lui enfonce au corps la pointe de son épieu. C’est le premier Français de marque qui tombe dans la mêlée. Olivier l’a bientôt vengé : d’un coup de Hauteclaire le Sarrasin est abattu, et les démons ont emporté sa vilaine ame ; mais Valdabron, cet autre païen, frappe au cœur le noble duc Sanche ; le duc vide les arçons et tombe mort. Quelle douleur pour Roland ! Il fond sur Valdabron, et lui porte un tel coup qu’il lui pourfend la tête devant les païens consternés.

À son tour, Turpin l’archevêque fait rouler dans la poussière Mancuidant l’Africain, qui vient de tuer Anséis. Roland renverse et tue le fils du roi de Cappadoce ; mais, avant de mourir, quel mal nous a fait ce païen ! Il a tué Gérin et Gérer son compagnon, et Béranger, et Austore, et Guy de Saint-Antoine !

Comme nos rangs s’éclaircissent ! La bataille est fougueuse et terrible ! Vous ne vîtes jamais tant d’hommes morts entassés, tant de blessures et tant de sang ! Sur l’herbe verte en coulent des torrens ! Les nôtres frappent à coups désespérés ! Quatre fois le choc leur est bon ; mais au cinquième tous ils tombent frappés, hormis soixante que Dieu épargne ! Avant que de mourir, ceux-là se vendront cher.

Quand Roland voit ce désastre : « Cher compagnon, dit-il à Olivier, que de braves gisans par terre ! quelle perte pour notre douce France ! Charles, notre empereur, que n’êtes-vous ici ! Mon bon frère Olivier, que faire, et quel moyen de lui donner de nos nouvelles ? — Il n’en est plus, dit Olivier ; mieux vaut mourir que fuir honteusement. — Je vais, reprend Roland, sonner mon olifant. Charles l’entendra au fond des défilés. Il reviendra, soyez-en sûr. — Allons donc, quelle honte ! et votre race, ami, vous n’y pensez donc plus ! Quand j’en parlai tantôt, vous n’en avez rien fait ; vous n’en ferez rien à cette heure, du moins à mon avis : de bien sonner vous n’avez plus la force ; voyez, vos bras sont tout saignans ! — Aussi quels beaux coups j’ai donnés ! mais nous avons affaire à trop forte partie ; je sonnerai, et Charles m’entendra. — Non, vous n’en ferez rien, et j’en jure par cette barbe, si je revois jamais ma chère Aude, ma noble sœur, jamais vous ne serez dans ses bras ! — Pourquoi cette colère ? dit Roland. — Compagnon, vous nous avez perdus. Folie n’est pas courage ! ces Français ne sont morts que par votre imprudence. Si vous m’aviez cru, l’empereur serait ici, la bataille serait gagnée ; mort ou vif, nous aurions pris Marsille. Roland, votre prouesse nous vaut notre malheur ! Charles, notre grand Charles, jamais plus nous ne le servirons ! »

L’archevêque Turpin entend les deux amis ; il accourt et s’écrie : « Pour Dieu ! laissez là vos querelles. Il n’est plus temps, c’est vrai, de