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LA CHANSON DE ROLAND.

sa lance le crâne du païen Fauseron. « Compagnon, lui crie-t-il, que faites-vous ? En telle bataille à quoi sert un bâton ? Du fer et de l’acier, voilà ce qu’il nous faut. Où donc est votre Hauteclaire, votre épée emmanchée d’or et de cristal ? — Je ne la puis tirer, dit l’autre, car de cogner j’ai trop affaire ! »

Et pourtant il la tire et la montre à Roland, par un vrai coup de chevalier. Le païen qu’il en a frappé tombe le corps pourfendu ; la lame a tranché sa selle émaillée d’or, et son cheval jusqu’à l’échine. « Je vous tiens pour mon frère, lui crie Roland. Voilà les coups qu’aime tant l’empereur. » Et de tous les côtés on a crié : Montjoie !

Quelle horrible mêlée ! que de coups portés et rendus ! que de lances rompues et sanglantes ! que de gonfanons en lambeaux ! Et tant de bons Français perdent là leur jeunesse ! Jamais ils ne verront leurs mères, ni leurs femmes, ni leurs amis de France, qui les attendent au-delà des monts !

Pendant ce temps, Charlemagne gémit et se désole. À quoi bon ? Est-ce en pleurant qu’il les peut secourir ? Malheur à lui, le jour où Ganelon lui rendit le triste office de partir pour Saragosse ! Le traître en portera la peine ; sa potence se dresse, mais la mort, en attendant, n’épargne pas nos Français. Les Sarrasins tombent par milliers et les nôtres aussi ; il en tombe, et des meilleurs !

En France, à cette même heure, s’élèvent de furieux orages : les vents sont déchaînés, le tonnerre gronde, la foudre éclate ; la pluie, la grêle tombe à torrens. On sent la terre trembler, de Saint-Michel de Paris jusqu’à Sens, de Besançon jusqu’au port de Wissant ! Pas un abri dont les murs ne se crèvent. En plein midi, de noires ténèbres ; plus de lumière au ciel que le feu des éclairs ; pas un homme qui ne tremble, et plusieurs de se dire : « C’est la fin de ce monde, la fin du siècle présent ! » — Ils n’en savent rien, ils se trompent : — c’est le grand deuil pour la mort de Roland.


Marsille, qui jusque-là s’est tenu à l’écart, a vu de loin le massacre des siens : il fait sonner ses cors et ses clairons ; il met en marche le gros de son armée.

Quand les Français voient déborder de toutes parts ces nouveaux flots d’ennemis, ils regardent où est Roland, où est Olivier, où sont les douze pairs ; chacun voudrait s’abriter derrière eux. L’archevêque les réconforte : « Pour Dieu, barons, ne fuyez pas ! Mieux vaut mourir en combattant. Tout est dit ! c’est ici que nous devons finir. Passé cette journée, nul de nous ne sera de ce monde ; mais le paradis est à vous, je vous en suis garant. » À ces mots, leur ardeur se rallume, et ils crient encore : Montjoie !