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REVUE DES DEUX MONDES.

Le roi Marsille a mandé tous les barons d’Espagne, comtes, ducs et vicomtes, émirs et fils de sénateurs : il en rassemble quatre cent mille en trois jours ! Les tambours battent dans Saragosse ; l’image de Mahomet est exposée sur la plus haute tour ; il n’est païen que cette vue n’enflamme. Puis les voilà qui partent tous, chevauchant à pas redoublés au fond de ces longues vallées. À force de courir, ils ont vu les gonfanons de France et l’arrière-garde des douze braves compagnons. Dans un bois de sapins, sur le flanc des rochers, ils s’embusquent le soir. Quatre cent mille hommes sont là, attendant le retour du soleil. Dieu ! quelle douleur ! les Français n’en savent rien !

Le jour paraît. C’est à qui dans l’armée sarrasine portera les premiers coups. Le neveu de Marsille caracole devant son oncle : « Beau sire roi, dit-il la joie sur le visage, je vous ai tant servi ! en de si rudes et nombreux combats ! Donnez-m’en pour récompense l’honneur d’abattre Roland ! »

Vingt autres viennent à leur tour fanfaronner devant Marsille. L’un dit : « À Roncevaux, je vais jouer mon corps ; si je trouve Roland, c’est fait de lui ! Pour les Français quelle honte et quel deuil ! Leur empereur est si vieux qu’il radote ; il ne passera plus un seul jour sans pleurer ! — Ne vous alarmez point, dit l’autre, Mahomet est plus fort que saint Pierre ! À Roncevaux, je vais joindre Roland : il ne peut échapper à la mort. Regardez mon épée : avec sa Durandal je la mesurerai, et vous entendrez dire laquelle est la plus longue. » — Un troisième : « Venez, sire, venez voir mourir tous ces Français ! Nous prendrons Charlemagne et vous le donnerons. De leur pays nous vous ferons présent : avant un an, nous aurons pris la France et coucherons au bourg de Saint-Denis ! »

Pendant qu’ils s’échauffent ainsi et s’entr’excitent au combat, ils achèvent, derrière la sapinière, de vêtir leurs cottes de mailles sarrasines, lacent leurs heaumes de Saragosse, ceignent leurs épées d’acier viennois, mettent au poing leurs écus et leurs épieux de Valence surmontés de gonfanons blancs, bleus et vermeils. Ils ne montent ni mules, ni palefrois, mais de bons destriers et chevauchent serrés. Le soleil brille, l’or de leurs vêtemens étincelle et flamboie : mille clairons commencent à sonner.

Les Français ont prêté l’oreille. « Sire compagnon, dit Olivier, avec les Sarrasins nous pourrons bien avoir bataille. — Dieu nous la donne ! répond Roland. Songeons à notre roi : pour son seigneur il faut savoir souffrir, endurer chaud et froid, faire entailler sa peau, risquer sa tête ! Que chacun se prépare à frapper de grands coups. Prenons garde aux chansons que de nous on peut faire ! Vous avez le bon droit, chrétiens, aux païens est le tort ! Jamais mauvais exemple de moi ne vous viendra ! »