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née il lui enverra, comme rente, dix mulets chargés d’or d’Arabie. Il lui donne les clés de la cité de Saragosse pour les porter à Charlemagne ; « mais surtout que Roland soit à l’arrière-garde, qu’on puisse le surprendre et lui livrer mortel combat ! »

Ganelon répond : « Il m’est avis que j’ai déjà trop tardé. » Cela dit, il monte à cheval et s’éloigne.

À la pointe du jour, il arrive aux quartiers de l’empereur.

« Sire, dit-il, je vous apporte les clés de Saragosse, de grands trésors et vingt otages ; faites-les bien garder ; c’est Marsille qui vous les envoie. Quant au calife, s’il ne vient pas, n’en soyez point surpris. Je l’ai vu de mes yeux s’embarquer sur la mer avec trois cent mille hommes armés : ils étaient las de vivre sous Marsille et s’en venaient au milieu des chrétiens ; mais, à quatre lieues du bord, une furieuse tempête les a tous engloutis. Tous ils se sont noyés, et jamais n’en verrez un seul. Si le calife eût été vivant, je vous l’aurais amené. Marsille, croyez-moi, sire, avant qu’il soit un mois, vous aura rejoint en France, recevra notre loi chrétienne, se fera votre vassal et tiendra de vous à hommage le royaume d’Espagne.

— Que Dieu en soit loué ! dit Charles ; vous avez bien fait votre message et en aurez bon profit. »

Les clairons sonnent ; Charles proclame la guerre terminée ; les soldats lèvent le camp ; on charge les chevaux de somme ; l’armée s’ébranle ; on s’achemine vers le doux pays de France.

Cependant le jour tombe, la nuit est noire. Charles s’endort ; il se voit en songe aux grands défilés de Cisaire, sa lance de bois de frêne entre les mains. Ganelon la saisit et la secoue si fort que jusqu’au ciel en volent les éclats.

La nuit s’enfuit, l’aube blanche apparaît. Charles, le majestueux empereur, monte à cheval et promène ses regards sur l’armée : « Seigneurs barons, dit-il, voyez ces étroits passages, ces sombres défilés ; à qui me conseillez-vous de donner l’arrière-garde ? — À qui ? répond Ganelon, à Roland, mon beau-fils. Est-il baron de si grande vaillance ? »

À ce mot, l’empereur le regarde et lui dit : « Vous êtes un vrai diable ! Quelle mortelle rage vous est entrée au corps ? »

Roland survient, il a entendu Ganelon : « Sire beau-père, lui dit-il, que de graces je vous dois d’avoir demandé pour moi l’arrière-garde ! Notre empereur n’y perdra rien, soyez-en sûr ; il n’est palefroi ni destrier, mule ni mulet, roussin ni sommier qu’on s’avise de lui prendre ; nos épées en feraient payer plus que le prix.

— Je le crois bien, dit Ganelon.

— Ah ! fils de race maudite ! s’écrie Roland, qui ne peut contenir sa colère, tu te figurais que le gant me tomberait des mains comme à