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LA CHANSON DE ROLAND.

changer même aux plus naïfs anachronismes et aux plus crédules hyperboles. Cette part, comme on en va juger, est encore considérable.

Commençons donc sans plus de commentaires ; voici les premiers mots du poème.


II.

Le roi Charles, notre grand empereur, est depuis sept ans en Espagne : pas un château qui tienne devant lui ; pas une ville qui n’ait ouvert ses portes. Saragosse résiste seule du haut de sa montagne, Saragosse où règne un infidèle, le roi Marsille, serviteur de Mahomet et d’Apollon. Il n’adore pas Dieu, le malheur l’atteindra.

Le roi Marsille est couché dans son verger, sur un perron de marbre, à l’ombre du feuillage ; plus de vingt mille hommes autour de lui. Il demande conseil à ses ducs, à ses comtes : « Comment échapper à la mort ou à un affront ? Son armée n’est point de force à tenter la bataille ! Que faire ? »

Personne ne dit mot. Un seul, le subtil Blancandrin, se hasarde à parler : « Feignez de vous soumettre, dit-il, envoyez à cet orgueilleux empereur des chariots chargés d’or et d’argent. Promettez-lui que s’il s’en retourne en France, vous irez l’y rejoindre, à Aix, dans sa chapelle, à la grande fête de Saint-Michel ; que vous y recevrez sa loi chrétienne et deviendrez son homme-lige. Voudra-t-il des otages ? nous lui en donnerons. Nous enverrons les enfans de nos femmes : au risque de sa vie, j’y veux envoyer le mien. Quand les Français seront loin d’ici, chacun rentré dans son foyer, le jour arrivera, le terme, passera, Charles n’entendra de nous paroles ni nouvelles. Peut-être, le cruel ! fera-t-il trancher la tête à nos otages ? Mais mieux vaut qu’ils y perdent leurs têtes que nous notre belle Espagne. »

Et les païens de dire : « Il a raison ! »

Le roi Marsille a levé son conseil. Il fait approcher dix belles mules blanches, aux freins d’or, aux selles d’argent. « Partez, dit-il à Blancandrin et à neuf autres de ses fidèles, allez au-devant de Charles, portez en vos mains des branches d’olivier en signe de paix et de soumission. Si, par votre savoir-faire, vous me délivrez de lui, que d’or, que d’argent, que de terres ne vous donnerai-je pas ! »

Les messagers montent sur leurs mules et se mettent en chemin.

La scène change. Nous sommes à Cordoue : c’est là que Charles tient sa cour. Lui aussi est dans un verger : on voit à ses côtés Roland, Olivier, Geoffroy d’Anjou et tant d’autres, fils de la douce France ; ils sont là quinze milliers. Assis sur de soyeuses étoffes, ils passent leur temps à jouer ; les plus vieux et les sages s’exercent aux échecs, les jeunes bacheliers à l’escrime. L’empereur est dans un fauteuil d’or, à