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l’on peut considérer comme les fondateurs de la Nouvelle-Angleterre, sont venus Locke et Voltaire, que l’on peut considérer à leur tour comme les fondateurs de l’Union et les pères de la révolution. Maintenant, c’est Kant et Hegel qui sont comme les apôtres d’une rénovation morale et intellectuelle. L’Amérique n’est ainsi qu’un vaste atelier d’expérimentations. Dans les choses morales comme dans la géographie physique, l’Amérique n’est pas un monde séparé, elle n’est que le second hémisphère de notre planète. Tout ce que l’Europe pense, l’Amérique l’applique, que ce soit une invention industrielle ou un système de morale. Les Américains n’ont point jusqu’à présent et n’auront peut-être de long-temps d’idées qui leur soient propres ; mais ils savent vivre d’une vie cosmopolite, et ils reçoivent toutes les influences européennes. Les idées qui nous troubleraient la raison, les événemens qui nous donneraient la mort, ne peuvent rien contre leur tempérament robuste et leur épaisse santé ; tout leur est utile, rien n’est capable de leur nuire. Aussi, quels qu’aient été ses torts et ses fautes, Marguerite Fuller ne doit pas être jugée trop sévèrement. Son influence, qui eût été funeste en Europe, a été au contraire salutaire en Amérique. Après toutes les révolutions qu’il a traversées et les secousses qu’il en a reçues, l’esprit européen a besoin de ménagemens infinis : on ne saurait trop le médicamenter avec prudence lorsqu’on gouverne, on ne saurait trop peser ses paroles lorsqu’on s’adresse à lui comme écrivain ou comme philosophe ; mais on peut, sans crainte de l’échauffer trop violemment, parler à l’esprit américain. Là, dans ce monde jeune et vigoureux, les paroles volent plus légèrement que dans notre Europe ; elles se traduisent moins en actes, et l’on n’a pas autant besoin de mesurer son enthousiasme. L’influence de Marguerite n’est point morte avec elle ; elle vit encore, elle nous revient et nous reviendra long-temps sous la forme de livres ou d’essais. Elle a semé plus que personne la moisson qui commence à se manifester en Amérique et y mûrit lentement ; c’est pourquoi nous avons parlé de Marguerite Fuller avec détails et sympathie, afin que plus tard, lorsque tous les faits et toutes les idées qui ont été semés par elle en Amérique seront arrivés à se produire, elle aussi puisse porter sa part de responsabilité, recevoir sa part de louanges, pour le mal et le bien que ces idées et ces faits produiront.


ÉMILE MONTGUT.