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année fatale. Il fallait songer aux moyens d’existence. Le marquis d’Ossoli n’avait aucune fortune ; les débris de l’opulence de sa famille, qui devaient lui échoir en partage, ne pouvaient, par suite de difficultés légales, lui venir en aide que plus tard et à une époque incertaine. D’ailleurs il était proscrit. Son mariage avait été secret dans la crainte que la qualité de protestante de Marguerite, unie à son renom de républicain, ne contribuât à le frustrer de son mince patrimoine. Il fallut donc partir et aller chercher un asile sur les rives hospitalières de l’Amérique. Le 17 mai 1850, les deux époux étaient à bord du vaisseau de commerce l’Élisabeth. Les présages funestes ne manquèrent pas. Le marquis d’Ossoli se rappela qu’une vieille bohémienne lui avait dit dans sa jeunesse qu’il devait se défier de la mer. La mort visita le bâtiment pendant la traversée, et le capitaine Barry, emporté par une fièvre maligne, enveloppé dans le drapeau national pour linceul, fut enseveli dans les flots sous les yeux de Marguerite ; Angelino, qui divertissait tout l’équipage par ses saillies enfantines, tomba malade, et pendant un moment ses pareras craignirent pour ses jours. Le vaisseau cependant approchait des côtes de l’Amérique, on était déjà en vue de New-York, lorsque, le 15 de juillet, une tempête effroyable s’élève. Bientôt tous les passagers purent être sans illusions sur le sort qui les attendait. Marguerite eût pu être sauvée, mais elle refusa formellement et à diverses reprises de se séparer de son mari et de son enfant. Le premier qui périt fut le petit Angelino, qui tomba entraîné par le matelot qui le portait au cou et qui cherchait à le sauver. Marguerite le vit mourir, et un instant après son mari ; elle mourut la dernière. Rien ne fut sauvé de ses papiers que sa correspondance avec le marquis d’Ossoli ; on ne retrouva même pas son cadavre. Le corps du petit Angelino atteignit seul le rivage ; un matelot le recueillit, et tous les gens de l’équipage qui avaient survécu l’ensevelirent, les yeux pleins de larmes et le cœur plein de regrets pour le vif petit être dont les saillies les avaient tant de fois divertis, et qui était devenu pour eux un compagnon.

Ainsi se termina par une horrible catastrophe la vie de cette femme ardente et fiévreuse. Marguerite Fuller a marqué sa place dans les annales de son pays. C’est pour la première fois qu’un tel caractère s’est manifesté aux États-Unis. Parmi tous les symptômes indicateurs d’un besoin de changement dans les mœurs, la vie morale et la religion des Américains, il n’en est pas de plus curieux que celui-là. Nous sommes intéressés dans cette question, nous Européens ; une telle existence peut nous servir de thermomètre moral pour mesurer la part d’influence que les idées européennes ont eue et ont encore dans le développement de la civilisation aux États-Unis. Toute l’histoire de l’Amérique est le résultat des idées de l’Europe : après Luther et Calvin, que