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elle ne nous empêche pas de la tourner). » Bref, le Feu consentit à se mettre en route, mais après avoir expédié une étincelle à son compère le Vent, pour lui demander l’aide de ses ailes. L’étincelle se transforma pour sa commodité en feu follet et se rendit au palais du Vent.

Bien en avait pris au Feu de réclamer l’aide du Vent, car il faisait à peine quelques centaines de pas par jour, obligé de tourner chaque caillou qui barrait sa route, remontant péniblement le moindre ruisseau pour chercher quelque pont de lianes qui l’aidât à passer ; mais comme il se rattrapa dès que son brutal compère l’eut rejoint ! Plaines, montagnes, fleuves même, furent franchis avec une rapidité furieuse, et les vedettes du peuple aquatique avaient à peine signalé l’approche des deux illustres visiteurs, que le Feu, qui suppliait inutilement le Vent de modérer son galop, enveloppait et dévorait de la base au comble le palais qui lui était destiné. Je laisse à penser la confusion et l’effroi des assistans. Le compliment galant que les grenouilles avaient tourné pour la circonstance se perdit en un coassement désespéré. Les anguilles se tordaient comme des lianes, les cabillauds frétillaient comme dans un poêlon, les tortues craquaient dans leurs carapaces, pressées qu’elles étaient d’en sortir pour fuir plus vite, et les homards rougissaient de fureur et de terreur. Quant au vil crapaud, il était, ainsi que tant d’autres, sorti sain et sauf de la bagarre en se réfugiant dans la boue.

L’Eau, émue des dangers que courait son peuple, se rua à son tour sur le Feu : elle ne fit qu’accélérer le désastre de la gent aquatique, car le Vent tint bravement tête à l’Eau, la refoulant à chaque assaut jusqu’au fond des vallées sous-marines, et, dans le brusque va-et-vient des vagues, les baleines allaient échouer au sommet des montagnes, tandis que la mer se peuplait de carpillons cuits à point. — Tant y a que Bondieu, — presque le bon Dieu de Béranger, — s’éveilla à ce tapage, et, soulevant le rideau de nuages qui lui cachait la terre, s’enquit des causes de la dispute.

— Le Vent prétend chasser la mer, dit l’Eau.

— L’Eau prétend éteindre le Feu, reprit le Vent.

Parties ouïes, Bondieu vit bien que toutes deux avaient tort, et résolut, de donner à chacune sa leçon. S’adressant d’abord à la mer, et lui montrant du doigt une étoile qui allait se coucher dans son serin, il dit : « Toi qui te fais forte d’éteindre le Feu, en éteindras-tu du moins une parcelle ? Éteindras-tu cette étoile qui se met à ta merci ? » Près de douze heures s’écoulèrent sans réponse, au bout desquelles l’étoile reparut aussi brillante de l’autre côté de la mer, qui s’écria : « Je ne puis l’éteindre. » « Tu y as mis le temps, reprit Bondieu en regardant sa montre. Maintenant, voici dans cette nuée noire qui s’avance vers toi un trait de foudre pas plus large qu’un fil : hésiteras-tu à l’éteindre ? »