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le premier à l’abreuvoir boit la meilleure eau), et l’espoir d’obtenir une tête de premier choix ne motivait pas seul cet empressement. Soit distraction, soit maladresse, les anges avaient oublié les pieds des serpens, et les bêtes tremblaient que Bondieu eût commis à son tour un oubli à conséquences plus désagréables encore. La crabe se trouvait d’aventure au premier rang ; mais, par bonté d’ame, elle céda successivement sa place à tous les autres animaux, et quand elle se présenta enfin, Bondieu fouilla vainement dans son panier, il ne restait plus de têtes ! Bondieu, qui s’attendait à une scène de pleurs et de récriminations, ne savait trop quelle contenance tenir. « Ma foué, dit-il avec embarras, ous qu’a vini tard trope ; moin te donné toute tête-là à gens-là ; moin ben fâché, chai pitite (ma foi, vous venez trop tard ; j’ai donné toutes mes têtes à ces gens-là ; j’en suis bien fâché, chère petite) ! » Et la douce petite bestiole de répondre sans amertume « T’en prie, chai Bondieu, fais pas to chagrin pour ça, ça pas valé la peine (je t’en prie, cher Bondieu, ne te chagrine pas pour si peu, ça n’en vaut pas la peine). » De là provient la démarche oblique et tâtonnante de la crabe ; mais qui aurait le courage de l’en railler ? « Cé bon kior crabe qui la cause li pas gagné tête (c’est le bon cœur de la crabe qui est la cause qu’elle n’a pas de tête[1]. » Voici maintenant, et sauf l’originalité du langage et de la saillie créoles, que je ne me fais pas fort de reproduire, l’histoire de l’antique querelle de l’eau et du feu[2] :

Les Haïtiens ne sont pas les premiers qui aient eu leur « fête à l’indépendance[3]. » Au temps favori de l’apologue oriental, au temps où les bêtes parlaient, les animaux aquatiques se réunissaient périodiquement à l’embouchure d’un grand fleuve pour célébrer le jubilé de leur création. Chaque espèce tour à tour faisait les frais de la fête, et un jour que vint le tour des grenouilles, ces dames, qui ont un peu la tête à l’envers, imaginèrent, pour donner du relief à la cérémonie, d’y inviter leur dieu, ou celui que la gent aquatique considérait comme tel, le feu. De ce qu’il remplit de lumière l’immense étendue du ciel, de ce que la terre serait invisible et morte sans lui, de ce que le vent le plus violent ne saurait courber ses rayons, qui bravent jusqu’à la furie des vagues pour pénétrer au plus profond des mers, — poissons et amphibies avaient, en effet, conclu que le feu était le véritable roi de

  1. C’est à peu près notre proverbe - « Mauvaise tête, bon cœur. » Cette charmante tradition a été citée par M. V. Schoelcher dans le recueil de proverbes nègres qui termine un de ses pamphlets abolitionnistes. Il est à regretter que M. Schoelcher ait si rarement trouvé en faveur de sa thèse des argumens aussi concluans et surtout aussi inoffensifs.
  2. J’en ai retrouvé le thème dans un ancien journal de Port-au-Prince, l’Union, qui, en le revêtant d’une forme trop consciencieusement littéraire et classique, en a malheureusement émoussé le piquant et la naïveté.
  3. Cette fête se célèbre le 1er janvier, jour où fut proclamée la nationalité haïtienne.