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colons français, Dessalines chargea son contrôleur des domaines, Inginac, de recenser leurs propriétés pour les confisquer au profit de l’état ; mais ces propriétés avaient déjà trouvé de nombreux propriétaires, de sorte que la mesure suscita, principalement dans le sud, une opposition fort vive contre Jacques Ier. Coquille se fit l’écho de cette opposition dans une kyrielle de vers où l’audace des rimes (qui n’y existent qu’à la faveur de la prononciation créole) est rachetée par la preste gaieté du mouvement :

Le premier Jacques
Envoie son Inginac
Qui, malgré sa cataracte (il était myope),
Lit l’arrêt du monarque, etc., etc.

La tâche d’Inginac était fort épineuse, car beaucoup de faux propriétaires s’étaient fabriqué des titres qu’ils passaient à la fumée pour leur donner une apparence de vétusté. Dessalines, qui trouvait que son agent faisait trop de circulaires et pas assez de besogne, finit par s’écrier impatienté : « Palé français fait pas l’esprit. » Il se fit apporter les titres suspects et les épura à lui tout seul en une matinée. Pour cela, il les flairait un à un et les jetait aussitôt au feu en disant : « Ça pas bon, ça senti fumée. » Avec les titres faux furent anéantis beaucoup de titres véritables, et ce procédé expéditif, joint aux pamphlets rimés de Coquille, ne contribua pas peu à la mort de l’excentrique empereur.

Revenons aux carabiniers. Après la mort de Dessalines, le pays se partagea, comme on sait, entre le roi Christophe et le président Pétion. Christophe, qui avait un sentiment très réel du décorum et de l’élégance, sentiment partagé par sa femme et la princesse Améthyste, sa fille, révolutionna la danse. La grotesque priapée des bals de Dessalines fit place à un balancement rhythmé qui, agitant en cadence les diadèmes de plumes que portaient les dames de la cour et la compagnie des amazones (garde particulière de la reine), produisait, dit-on, un effet très gracieux ; mais la chanson créole, cet élément essentiel du carabinier, se tut complètement devant l’épouvantable despotisme de Christophe. Voulant un jour essayer la portée d’un canon, celui-ci le fit pointer, sans dire gare, sur un groupe de ses sujets, dont plusieurs restèrent sur le carreau : Comme sa majesté avait souvent des canons à essayer, il en résultait une gêne bien naturelle dans l’exercice du droit constitutionnel de réunion, et, sans réunions, plus de zambas, plus d’improvisations. Un espionnage farouche, incessant, universel, et dont Christophe en personne était l’agent le plus redouté[1], mettait en danger de mort jusqu’aux passans qui s’accostaient

  1. « Il avait fait ajouter aux décorations extérieures de son palais du Cap une espèce d’arche suspendue sur des arcades, d’où, sans être aperçu, sa vue parcourait une place et les extrémités de plusieurs rues. » (Voyage dans le nord d’Haïti, par Hérard-Dumesle.)