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Nanett allé n’en fontainn
Chaché dïau, crich a li cassé…

« Nanette allant à la fontaine - chercher de l’eau, sa cruche se cassa… »

Ceux qui n’en savaient pas saisir la prononciation ou la cadence étaient aussitôt baïonnettés comme menteurs. Quant à ceux qui avaient été assez heureux pour s’attirer les complimens du puriste Dessalines, ils étaient également baïonnettés, mais comme blancs.

C’est à ce formidable dilettante que remontent, sinon l’idée première, du moins le type et le nom actuels des improvisations mimo-lyriques dont je parlais plus haut. Forcé de lever le siège de Santo-Domingo devant une poignée de Français et de Dominicains, Dessalines, qui craignait la débandade de ses trente mille hommes, mais qui savait déjà, par de nombreuses expériences, quelle puissante action exerçait le rhythme sur les soldats noirs, Dessalines se tourna vers les carabiniers, son régiment favori, et improvisa, paroles et musique, un air de marche qui débutait ainsi :

Carabinier n’allé, n’a vini encore !…

« Le carabinier s’en va, mais pour revenir. »

Fifres et tambours s’emparèrent aussitôt de cet air, lequel, circulant avec les paroles de rang en rang, y produisit un effet tel que l’armée noire fit, en chantant et en se balançant, plus de cent lieues de pays en quatre jours[1], et encore avait-elle perdu beaucoup de temps à incendier sur son passage villes, bourgs, sucreries, plantations, et à mutiler faut les bestiaux que les prisonniers, hommes, femmes et enfans, qui ne purent pas tenir à cette marche forcenée. L’air du Carabinier et ses variations eurent un succès de fureur dans les salons haïtiens. Pour en faire jouir les jambes aussi bien que l’oreille, on y adapta quelques essais chorégraphiques sans caractère bien arrêté, où chaque danseur apportait sa fantaisie du moment, mais qui finirent par détrôner nos contredanses, en faveur depuis Toussaint, et une certaine Euphémie Daguille (plus connue sous le nom de mamzelle Phémie), maîtresse favorite du monarque[2], broda sur le tout des couplets

  1. Histoire d’Haïti, par Thomas Madiou fils ; Port-au-Prince, 1848.
  2. C’était une maîtresse femme que cette mamzelle Phémie, crevant un cheval par jour, menant à peu près son empereur comme ses chevaux, ne reculant pas au besoin devant le feu et encore moins devant les hommes, quelle que fût la nature de l’attaque. Lors du soulèvement contre Dessalines, on l’avertit qu’une bande furieuse marchait sur sa maison. Au lieu de fuir, elle fit dresser une magnifique collation, pria les révoltés de s’asseoir, leur chanta les meilleurs couplets de son répertoire satirique et les renvoya ivres-morts d’admiration et de vin. Mamzelle Phémie s’était, de sa propre autorité, ouvert sur le trésor public un crédit s’élevant en moyenne à 1,000 gourdes (5,000 fr.) par jour, et que Dessalines épouvanté finit par réduire à 4,000 francs par mois, ce qui était déjà bien honnête, vu le pays et vu le nombre des autres ayans droit féminins. Elle ne sortait qu’escortée d’une calvacade de généraux et avait fait imprimer sur ses têtes de lettres
    LIBERTÉ OU LA MORT.
    EMPIRE D’HAYTI.
    Aux Cayes, le
    ELPHÉMIE DAGUILLE, ante de sa majesté JACQUES, empereur d’Hayti.