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Mais Dié la qui si bon ordonnin nous vengeance ;
Li va conduit bras nous, li ba nous assistance.
Jetté portrait dié blancs qui soif dlo dans gié nous,
Coulé la liberté li parlé cœur nous tous.

« Le bon Dieu qui a fait le soleil qui éclaire d’en haut, — qui soulève la mer et fait gronder l’orage, — le bon Dieu, entendez-vous, vous autres, caché dans un nuage, — est là qui nous regarde, et voit tout ce que font les blancs. — Le bon Dieu des blancs commande le crime, et le nôtre les bienfaits ! — mais ce Dieu si bon nous ordonne aujourd’hui la vengeance. — Jetez le portrait du Dieu des blancs qui nous fait venir de l’eau dans les yeux. -Écoutez la liberté qui parie au cœur de nous tous… »

Eh bien ! j’en suis désolé pour les deux ou trois abolitionistes français qui, sur la foi d’un historien du pays, ont fièrement étalé dans leurs livres cet échantillon du génie nègre : le discours en vers de Boukmann n’est qu’une mystification, et M. Hérard-Dumesle, le Macpherson mulâtre de cet Ossian d’ébène, a gravement péché en ceci contre la couleur locale. Qu’est-ce, après tout, que la poésie ? C’est la contrepartie et comme la réaction du banal, du commun, du vulgaire. Or, ce qui constituerait ailleurs la poésie au premier chef est justement ici le vulgaire. L’ordre d’idées et d’impressions auquel correspond la prétendue inspiration de Boukmann, la fantaisie, l’enthousiasme, l’évocation de l’invisible, sont tellement mêlés à tous les détails de la vie nègre, qu’ils en sont en quelque sorte la prose, le Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et que nul ne daignerait en demander l’expression aux formes insolites et solennelles du langage rhythmé. C’est à l’antipode des préoccupations habituelles de chaque peuple qu’on pourrait chercher presque à coup sûr sa poésie propre. Demandez à l’improvisation arabe un reflet de l’aride immensité des sables : elle répondra jardins et ruisseaux, et, sans aller si loin, les muses les plus rêveuses de l’époque moderne n’ont-elles pas élu domicile au sein du pédantisme allemand et du positivisme anglais ? Nos anciens esclaves n’ont pas plus échappé que d’autres à cette loi des contrastes : de ce lyrisme en action qui perpétuellement les obsède et qui, en venant se réfléchir plus tard, à distance, sur la poésie de générations plus positives, plus sceptiques, plus avancées, lui laissera sans nul doute une vigoureuse teinte de fantastique, — de ce pandémonium de rêves où s’entrechoquent les énigmes et les terreurs de toutes les superstitions connues, il n’a guère jailli jusqu’à présent qu’un éclat de rire.


II. – LA SATIRE NEGRE. – ZAMBAS ET CARABINIERS.

Un jour (c’était au Cap et vers les derniers temps de l’esclavage), l’une des deux cloches employées à la sonnerie des enterremens se fêla. Les esclaves, par une de ces manies imitatives particulières au nègre et à l’enfant, se mirent à contrefaire le bizarre dialogue de sons