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rencontrée son regard, car il s’y glissera la nuit, armé d’un calumet invisible, pour sucer les petits négrillons jusqu’au blanc. Tout enfant qui montre du doigt l’éclair, l’arc-en-ciel, un mort ou un loup-garou, étant exposé à perdre ce doigt, le plus pressé pour la mère, c’est de cacher sa progéniture, pendant que l’aïeule va droit à l’apparition en agitant deux tisons en croix et en criant : Abonosho ! abornotio (corruption probable de la formule d’exorcisme abrenuntio) ! ce qui la met momentanément en fuite. Cela fait, le chef de la famille, préalablement purifié par une ablution d’eau bénite, trace deux cercles concentriques, y dispose deux carrés de charbons ardens, sème de l’encens sur l’un des carrés, place en croix sur l’autre des parcelles de tige de palmiste bénie le jour des Rameaux, et veille toute la nuit, un chapelet à la main, à entretenir le brasier odorant. Cette double fumigation suffit parfois à écarter les symptômes épidémiques qu’apporte la visite du loup-garou ; mais le plus souvent les enfans pâlissent et faiblissent à vue d’œil, et au bout de neuf jours, période qu’avouerait la médecine profane elle-même, le vampire revient pour prendre l’ame des petits malades. Il n’y a plus alors qu’une ressource : c’est de guetter le spectre au passage et de lui tirer un coup de fusil dont la charge a été complétée par l’addition de deux grains de sel et de deux grains d’encens. Malheureusement le spectre n’est vulnérable que sous l’aisselle, et la difficulté du tir explique l’effroyable mortalité d’enfans qui règne à Saint-Domingue. Aussi les familles prévoyantes préfèrent-elles confier à temps le malade à une magicienne. De son herbier, où figurent, à côté de plantes qui donnent une folie momentanée, la graine de pois-puant, qui guérit l’oppression ; la verveine, dont le suc ferme les blessures ; la liane-savon, qui purge ou tue à la volonté des fétiches, la magicienne tire certains ingrédiens qu’elle jette dans un baquet d’eau exposé durant six heures aux rayons du soleil. Elle y ajoute quatre moitiés de citron dont les moitiés correspondantes ont été préalablement lancées vers les quatre points cardinaux, et plonge le malade dans ce bain, au sortir duquel elle lui administre par petites doses un breuvage composé de sirop, de casse, de citron et d’eau bénite. Ce vermifuge, secondé tant par les propriétés toniques du bain que par la vertu magique d’un collier de grains d’ambre et d’encens et d’un bracelet de drap bleu ou rouge où l’on a cousu une pincée d’indigo, opère d’assez nombreuses guérisons. On les célèbre par un nocturne repas appelé manger-marassa, et où les convives font grand bruit pour effrayer les impalpables légions d’esprits qui pourraient être tentées de venir venger la défaite du loup-garou.

Ainsi, et j’en passe, le visible et l’invisible échangent jour et nuit, autour de ces crédulités aux écoutes, un muet dialogue où de lointaines réminiscences des religions primordiales alternent confusément