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direction de la veillée. À son défaut, le sorcier, redevenu chantre, psalmodie avec les invités tous les chants d’église que leur fournit leur mémoire, — tous, sans excepter l’Alleluia, qui a même, à leurs yeux, une signification de circonstance : la prononciation et l’idiome créoles aidant, ils y voient quelque chose comme : allez-vous-en, un congé donné à l’ame, et seraient, au demeurant, fort empêchés de dire si c’est pour le paradis des chrétiens ou le paradis des Ibos. Le doute est d’autant plus permis que le mort est enseveli avec ses effets les plus précieux, ce qui se rattache à une croyance des Ibos[1], et que les rondes sacrées de l’Afrique vont leur train entre le De Profundis et l’Alleluia. L’ame se fait quelquefois prier pour partir, et elle tourne autour de la lampe sous la forme d’un papillon blanc, effleurant dans son vol les lèvres de la personne qu’elle regrette le plus. Malheur, si le papillon éteint la lampe ! l’ame est alors venue chercher un compagnon de voyage dans la famille. Il serait également de très mauvais augure que les cierges allumés que porte chaque invité au moment des obsèques ne fussent pas déposés au même endroit ; mais, s’il pleut pendant la marche du cortége, toutes les terreurs s’effacent dans un profond sentiment d’orgueil, car le ciel lui-même a voulu verser des larmes sur le mort. Sauf empêchement grave, l’enterrement se fait après la chute ou avant la naissance du jour, peut-être par une nouvelle réminiscence de la mythologie grecque, qui assignait spécialement aux dieux infernaux l’empire des ténèbres. Faut-il encore n’attribuer qu’au hasard la bizarre coïncidence qui, par deux exceptions uniques, je crois, a fait de la couleur blanche l’emblème de deuil des nègres et des Chinois ? Quoi qu’il en soit, le choix de l’heure et du costume, cette double ligne de vêtemens blancs et de vacillantes lumières dessinant sur le fond noir de la nuit la tache noire des visages, le chœur en sourdine, les battemens de mains, les danses cabalistiques qui, au cimetière, viennent alterner avec les cérémonies de l’église, le piétinement, rhythmé que le cortége exécute sur la fosse, l’extinction subite de tous les cierges et la sauvage explosion de cris de joie qui salue le retour de l’obscurité : voilà qui dénoterait, à défaut de l’esprit d’invention, un incontestable talent de mise en scène. Comme chez les anciens Romains ou chez les modernes montagnards des Pyrénées et de l’Écosse, — et à la gaieté près, qui est ici une nuance essentiellement africaine, — un pantagruélique festin,

  1. Les Ibos et quelques autres Africains croient qu’après leur mort ils vont revivre au pays natal, et ils n’épargnent rien pour s’y présenter avec avantage. Le noir le plus pauvre, le plus imprévoyant, travaille long-temps à l’avance aux apprêts de sa dernière toilette. S’il est pris au dépourvu et si sa famille est pauvre, ses amis se cotisent pour l’équiper et pour payer le repas funèbre, ou bien la famille ajourne les funérailles à des temps meilleurs. La mère de Soulouque, morte depuis longues années, n’a reçu ces honneurs qu’après l’avènement de son fils, et n’a rien perdu pour attendre. À la Côte-d’Or, les familles avares ou nécessiteuses enterrent secrètement leurs morts, pour éluder cet onéreux devoir.