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les Haïtiens font à coup sûr de leur mieux pour intervertir les lots des deux races. Abandonnant dédaigneusement aux blancs le fer, qui, dans leur île, jadis si tourmentée par la pioche et la houe, n’existera bientôt plus qu’à l’état de lame de sabre, et l’or, qui, aujourd’hui plus que jamais, suit volontiers le fer, les Haïtiens semblent tourner en revanche toutes leurs prédilections vers le papier parlé. Depuis Faustin Ier, à qui l’on ne saurait mieux faire sa cour qu’en lui fournissant l’occasion d’ouvrir en public une dépêche parfaitement indéchiffrable d’ailleurs pour sa majesté noire[1], jusqu’au philosophe, au beau parleur des campagnes, traîtreusement embusqué sur votre passage pour se faire surprendre un livre à la main, c’est à qui paiera son tribut au culte de la lettre manuscrite ou moulée. Chez quelques-uns, c’est désire réel d’instruction ; chez la plupart, une ambitieuse et naïve imitation des mulâtres ou des blancs chez tous, un calcul assuré d’influence. Pour bon nombre de noirs, notamment pour ces familles que la révolution coloniale alla prendre en quelque sorte dans les mains des négriers, et qui passèrent ainsi sans transition du sans-culottisme physique au sans-culottisme politique, cette muette transmission de la pensée à travers le temps et l’espace a gardé, en effet, jusqu’à nos jours un vague caractère de sorcellerie. Plus d’une négresse malade suspend pieusement à son cou le carré de papier sur lequel le médecin a tracé son ordonnance, quand toutefois, par une interprétation plus abusive encore du codex, elle ne l’avale pas. Le principal et souvent l’unique point de contact que les anciens esclaves aient gardé avec la civilisation blanche, c’est d’ailleurs un grossier catholicisme, et le rôle que joue la formule écrite dans les rites les plus solennels de l’église n’a pu qu’entretenir cette vénération craintive du papier parlé. L’étrange clergé du pays n’a garde de la dissiper, car il en profite pour son commerce d’oraisons contre la coqueluche et les loups-garous. Un missionnaire méthodiste va-t-il, de case en case, nier l’efficacité de la lettre, il gâtera aussitôt à son insu l’effet du prêche en priant l’auditoire d’accepter une Bible. Pour soutenir cette double concurrence, les sorciers nationaux eux-mêmes ont prudemment ajouté à leur attirail de magie les caractères d’écriture dont ils font des wangas (talismans écrits), et qui cumulent ainsi le double prestige du surnaturel chrétien et du surnaturel vaudoux[2].

Dans tout ceci, me dira-t-on, où est la littérature nègre ? — Justement, nous y voilà. Naïve ou calculée, pour ceux qui la subissaient

  1. Soulouque commence du reste à déchiffrer les caractères imprimés, et sa signature acquiert de jour en jour un degré de netteté et de hardiesse qui donne aux Haïtiens les plus belles espérances sur les talens calligraphiques de leur empereur.
  2. Si l’invraisemblable papier-monnaie de Soulouque circule encore à raison du douzième ou du treizième de la valeur nominale, n’en faut-il pas faire quelque peu honneur à la superstition du papier parlé ?