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de passer. » Pourtant, plus familiarisée avec l’Angleterre qu’avec la France, elle voit mieux et plus juste, elle dessine les portraits des hommes remarquables qu’elle visite en traits plus précis. Le vieux Wordsworth est vivement esquissé : retiré dans son ermitage de Rydal-Mount, ignorant de tous les faits et de toutes les célébrités du jour, il use les dernières heures qui lui restent à vivre en douces occupations, en promenades à travers champs, en jardinage et en causeries familières avec les bons paysans voisins. « Les habitans de ces contrées aiment-ils M. Wordsworth à cause de sa célébrité littéraire ? demande un des visiteurs. — En vérité, je crois bien plutôt, répond mistriss Wordsworth, qu’ils l’aiment parce qu’il est un bon voisin. » Thomas Carlyle est parfaitement saisi : ses gestes, sa causerie, le ton de sa voix, sa dignité légèrement despotique, ses caprices, sont décrits avec une telle vivacité, qu’on peut tenir le portrait pour ressemblant. Marguerite le vit trois fois, trois fois il lui apparut sous un aspect différent, et lui offrit ainsi involontairement les divers côtés de son caractère. À la première entrevue, il fut charmant, éloquent ; s’emparant de la conversation à lui tout seul, il laissa tomber avec prodigalité les nobles pensées et les anecdotes curieuses dont son ame et sa mémoire sont remplies. « Il me laissa parler de temps en temps, dit miss Fuller, assez souvent pour soulager mes poumons et changer de position, de sorte que je ne me retirai point fatiguée de la conversation. » A la seconde visite, son humeur était changée, il était en train de briser et de déprécier tous les noms et toutes les idées que la conversation amenait ou faisait naître. La poésie, ce soir-là, lui semblait une chose pitoyable ; Burns aurait dû faire de la prose, Shakspeare aurait dû comprendre que la prose était un langage plus naturel que la poésie ; il s’acharnait surtout après la mémoire de Pétrarque, et prononçait le nom de Laure d’un ton sarcastique inimitable. Dans sa dernière rencontre avec Carlyle, elle se trouvait malheureusement en compagnie de Mazzini, de sorte que, toutes les fois que la conversation tendait à prendre une tournure d’idéalisme humanitaire, on entendait la voix de Carlyle se répandre en invectives contre toutes ces imbécillités couleur de rose. « Toute la conversation de Carlyle, ce soir-là, fut une défense de la force, dit Marguerite Fuller ; il nous dit des choses telles que celles-ci : Le succès est la preuve du droit ; si le peuple ne veut pas se bien conduire, qu’on lui mette un collier au cou ; qu’on trouve un héros, et qu’on le réduise en esclavage… C’était titanique et anti-céleste. » C’est la première fois qu’on voit Marguerite en compagnie de Mazzini ; comment s’étaient nouées leurs relations ? Nous ne savons, mais dès-lors elle ne perd plus de vue le tribun et le futur dictateur. Elle le défend contre ses amis lorsqu’il est attaqué. Les imbécillités couleur de rose, pour parler comme Carlyle, étaient assez du goût