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Cette solitude n’avait rien de nouveau pour elle. Accoutumée depuis la mort de Donatien à vivre loin de toute compagnie et au milieu des rochers, c’était là vraiment qu’elle se trouvait à l’aise. Non-seulement toutes les images de ces sierras maritimes lui étaient devenues familières, mais elle en avait besoin. — Folles vagues dansant sur les récifs, nuées qu’emportait le vent, cris rauques des oiseaux de mer qui tournoyaient sur l’abîme, rafales fouettant les cimes décharnées : l’habitude avait fait de tous ces aspects et de tous ces bruits une partie d’elle-même ; c’était seulement où ils ne se retrouvaient pas qu’était à ses yeux le désert.

Aussi, retrouvant dans son nouveau domaine ce qui lui était connu, y fut-elle bientôt établie. Parfois abritée au fond d’une anfractuosité, suspendue à quelque escarpement ou debout sur une cime isolée, Georgi s’oubliait des heures entières à regarder la mer et à s’enivrer de la rumeur des flots ; d’autres fois, prise d’une activité curieuse, elle allait de rocher en rocher, cherchant aux fentes les plus cachées les nids des goëlands, ou écartant les longues draperies d’algues marines pour découvrir les bancs de coquillages ou la retraite des sauterelles de mer[1].

L’îlot, formé d’un entassement granitique dont le phare occupait la crête, se reliait à une chaussée d’écueils qui se découvrait à l’heure du reflux. C’était là qu’avant l’établissement du phare les navires, poussés par la houle et trompés par l’obscurité, venaient se perdre sur les brisans dont rien ne leur annonçait l’approche. A marée basse, l’œil apercevait encore au fond des eaux ou dans les fissures du roc des débris d’ancres, de ferremens rongés par la rouille et de quilles à demi enfouies dans le sable : lugubres vestiges de naufrages déjà oubliés. Georgi explorait chaque jour cette chaîne de récifs en s’efforçant d’arracher à la mer quelques épaves sous-marines, et maître Simon la laissait faire. Sa présence n’avait rien changé dans la vie du vieux gardien. Voyant que le silence de l’idiote respectait son propre silence, il s’était vite accoutumé à cette espèce d’ombre pâle et fuyante qui errait sur son rocher. Il lui sembla même, au bout de quelques jours, qu’elle complétait sa solitude. Elle était là, en effet, comme une représentation muette du monde absent. Aux heures des repas, un cri d’appel suffisait pour la faire accourir ; puis elle disparaissait à la manière des oiseaux sauvages.

Sauf quelques rares paroles échangées par aventure, tous deux vivaient ainsi à part, la pâlotte parmi les récifs, et Simon sur la terrasse du phare. Enveloppé dans son noroit de drap bleu, les mains sous les aisselles et la pipe entre les dents, il restait là depuis le lever du soleil jusqu’au soir, le regard perdu sur cette plaine d’azur que moiraient

  1. Langoustes.