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— Pardieu ! Vous le voyez, dit Merlet, elle met le feu au navire de Bardanou.

— Par le ciel ! c’est la vérité, je vois la flamme briller… Au nom de Dieu ! maître Jacques, avertissez l’équipage.

— C’est inutile, j’entends le capitaine appeler : il se sera aperçu de la chose.

— Il faut aller à lui, reprit vivement Lavau en faisant un pas vers l’échelle de la bisquine ; mais le patron l’arrêta.

— C’est-à-dire qu’il faut filer son nœud, dit-il à voix basse et en l’entraînant. Que Dieu nous assiste ! Voulez-vous être vu par le Provençal pour qu’il nous accuse d’avoir mis le feu ?

— Mais en lui expliquant tout ? ..

— Il enverra la pâlotte devant les juges… Écoutez, voilà leur chien qui aboie… ils n’auront pas de peine à tout éteindre seuls… Vite, vite, embarque ! il ne fait pas bon ici pour nous.

Il entraîna Simon, et tous deux atteignirent la petite crique où le canot se trouvait à flot sous la garde du matelot Nigaud, qui avait tout préparé pour le départ. Lavau y poussa Georgi, la barque déborda, les voiles furent hissées, et le patron mit le cap sur le vieux phare. Ce fut alors seulement que Simon et lui voulurent interroger la pâlotte au sujet de l’étrange tentative qu’ils venaient de prévenir ; mais tous leurs efforts furent inutiles. À partir du moment où ils l’avaient surprise, elle était retombée dans son abrutissement muet. Assise au fond de la barque, le corps droit, l’œil fixe et arrondi, elle ne semblait rien comprendre à tout ce qui lui était demandé : l’indignation du vieux marin s’amortit forcément contre cette inertie hébétée.

— Dieu me damne ! dit-il en pliant les épaules, elle n’a pas même l’air de s’apercevoir que je lui parle.

Merlet hocha la tête d’un air capable.

— Que voulez-vous ? répliqua-t-il, ça n’a pas plus de conscience de ses actions que l’enfant qui vient de naître ; mais, pas moins, nous sommes arrivés au bon moment : un quart d’heure plus tard, les Provençaux étaient enfumés dans leur entrepont comme des renards dans leurs terriers.

— Grace à Dieu ! il ne paraît pas qu’il leur soit arrivé malheur, fit observer Simon, qui regardait vers le port ; s’ils n’avaient pas été maîtres de l’incendie, on verrait d’ici la flamme.

— Bah ! soyez donc paisible, reprit Merlet avec une fine grimace, Bardanou est trop diable pour que le feu lui porte quelque nuisance ; il doit être dans la braise comme le poisson dans la mer. Ce que je crains, c’est qu’il ne soupçonne quelque chose et qu’il ne dénonce la pâlotte.

— Que pourrait-on faire à une malheureuse dont l’esprit n’a pas d’yeux ? dit le marin.