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Cette perception instinctive et le souvenir de Donatien formaient, à vrai dire, toute l’ame de Georgi ; mais ce dernier souvenir avait une ténacité vivace contre laquelle le temps ne pouvait rien. Loin de s’être affaibli à la longue, son attachement pour Dona avait paru grandir dans la séparation de la tombe, comme il eût fait dans l’intimité journalière de la vie. Sans aucune des distractions qui dissipent le cœur, n’ayant qu’un sentiment et qu’une idée, la pâlotte avait continué à s’occuper de son frère comme s’il eût été là. Incapable d’aller plus loin que le présent, son esprit n’avait jamais bien saisi ce qu’il y avait d’absolu dans ce mot de mort ; pour elle, c’était moins la disparition éternelle que l’absence. Cette absence pourtant lui était parfois une cuisante douleur. Quand la conscience de son isolement se réveillait plus nette et plus vive, elle entrait dans de subits désespoirs qui lui faisaient pousser des cris et se rouler sur la terre. Rien alors n’eût pu la consoler : c’était le chien qui pleure son maître, et ne comprend point la voix qui lui parle ; mais, ses larmes épuisées, elle reprenait toute sa tranquillité.

Du reste, aux heures de tristesse comme aux heures de joie, la grotte du rocher était le lieu ordinaire où elle aimait à se réfugier. Elle y avait réuni toutes ses pauvres richesses, soigneusement ensevelies sous le sable : c’était une petite croix qu’elle tenait de Madeleine, un chapelet donné par son oncle Simon, une branche de buis bénie par le curé le jour des Rameaux, et quelques coquillages bizarres recueillis sur la grève aux grandes reverdies. Elle venait y ajouter la médaille et l’anneau de Dona. Après avoir retrouvé son trésor enfoui, elle l’étala devant elle, et, couchée sur quelques brins de varech desséchés, elle se mit à examiner chaque objet l’un après l’autre. Cette revue, qui se renouvelait de loin en loin, était habituellement pour l’intelligence de Georgi une occasion de réveil. À l’aspect de ces souvenirs, mille images du passé se soulevaient et tourbillonnaient confusément dans sa mémoire. Elle allait alors de l’une à l’autre sans s’arrêter à aucune et entrevoyait çà et là mille perspectives aussitôt évanouies ; c’était une sorte de rêve, dont elle se donnait la fête à ses heures de lucidité, et qu’elle s’efforçait de prolonger, d’autant qu’au milieu de sa confusion une image surnageait toujours, et reparaissait sans cesse pour éclipser toutes les autres : celle de Donatien ! Dans tous ces retours en arrière, son doux fantôme se redressait souriant comme un souvenir d’affection, de bien-être et de liberté. Tant qu’il avait vécu, en effet, Georgi encore enfant avait été abandonnée au courant de ses fantaisies ; c’était seulement après la mort de Donatien que Madeleine avait voulu lui imposer le joug du travail, si bien qu’une coïncidence confondait, dans la mémoire de la pauvre fille, l’image de Dona et celle de ses heureuses années. Il avait été le Saturne de cet âge d’or ! Aussi sa pensée se mêlait-elle inévitablement à toutes les douces réminiscences ;