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par la vague, se dressait maintenant à une portée de mousquet des plus hautes marées. Les algues marines qui la tapissaient naguère étaient remplacées par de pâles traînées de lichens et de mousses fauves. Un enfoncement creusé dans la face qui regardait la mer avait été adopté pour foyer par les caboteurs, ce qui lui avait fait donner le nom de Roc brûlé. Quelques équipages y établissaient leur cuisine pour économiser les frais de chaudière dans les cabarets du port, et tous y faisaient fondre le brai destiné à recouvrir les coutures du navire fatigué par la mer.

Dans ce moment même, maître Bardanou et deux de ses matelots. Loustot et Bragantal, s’y trouvaient réunis autour d’un feu près de s’éteindre et devant une marmite de fer d’où s’exhalait l’odeur du goudron. La bisquine, échouée à une centaine de pas, montrait ses flancs diaprés de lignes brillantes qui indiquaient un calfatage récent. Les trois Provençaux venaient d’achever la bouillabaisse qui leur avait servi de souper ; le capitaine de la Victorieuse fumait, tandis que les deux autres marins, assis sur le sable fin de la grève, s’étaient remis à préparer du filin.

Georgi, qui arrivait à la Grande-Roche par le côté opposé, ne les aperçut pas. Elle se glissa entre deux espèces de contreforts, s’aida des aspérités de la pierre pour atteindre plus haut, et disparut parmi les crêtes déchiquetées qui couronnaient la nasse granitique. Au centre même s’ouvrait une large fissure, par laquelle la jeune fille se laissa glisser jusqu’à une petite grotte intérieure, autrefois creusée par les flots, et découverte par Donatien en cherchant des nids de goélands. Dans ses différentes fuites de chez sa mère, c’était là qu’elle avait trouvé une retraite, et elle y revenait encore souvent rêver, dormir ou penser à son frère mort, car Madeleine n’avait rien exagéré en parlant de la préférence de Georgi pour Donatien. L’avait été le premier ou plutôt le seul attachement de sa vie. Tout ce qu’il y avait chez elle d’ardeur, de jugement, de souvenirs, se rattachait plus ou moins directement à son compagnon d’enfance. Hors de là, tout rentrait dans le vague domaine de l’instinct. Cette ame qui semblait être sortie des limbes encore endormie s’était un instant éveillée à la voix de Dona ; elle avait quelque temps vu et compris, non par elle-même, mais par lui ; c’était seulement quand il était mort que la nuit, s’était faite de nouveau, et que Georgi avait tout perdu, tout sauf je ne sais quelle mystérieuse communication avec la nature. Étrangère aux hommes, la pâlotte ne l’était ni aux vents, ni aux flots, ni aux nuées. La voix de la création réveillait en elle mille échos ; elle aimait à l’entendre, elle y mêlait les modulations sans règle de sa propre voix ; on eût dit que, bercée sur le sein de cette grande nourrice commune, elle conversait avec elle, comme l’enfant avec sa mère, par des balbutiemens confus mais joyeux.