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— Je comprends les scrupules de maître Lavau, dit le juge de paix, qui venait de s’approcher, et sa délicatesse l’honore ; mais a-t-il bien réfléchi à la responsabilité qu’il veut prendre ?

— Oui, répondit Simon.

— Et à qui compte-t-il confier la garde de sa nièce ?

— Voilà ! reprit le gardien du vieux phare en hachant sa phrase comme un homme qui trouve difficilement ses mots ; j’ai parlé à quelqu’un… ce matin… pas vrai, Robert ?… Dis-leur que Marguerite prendra Georgi.

— Minute ! interrompit le vieux pêcheur dont il venait d’invoquer le témoignage ; la femme a promis trop vite, maître Simon.

— Elle ne veut donc plus ? demanda vivement le marin.

— Je ne dis pas ça, reprit Robert ; mais la pâlotte n’est pas de garde facile, savez-vous ! Quand on répondra d’elle, il faudra y veiller ; ça veut du temps, et le temps, c’est de l’argent.

— T’ai-je proposé de la prendre pour rien ? interrompit Lavau. Le prix est convenu.

— Je sais, je sais, dit le pêcheur, qui roulait son bonnet avec un peu d’embarras ; mais tout de même je voudrais demander quelque chose à monsieur le juge.

— Voyons, dit ce dernier.

— La pâlotte, continua le pêcheur, n’a aucun droit contremaître Simon, la loi ne l’oblige pas à nourrir sa nièce, et ceux qui l’auront gardée dans leur logis ne pourront rien réclamer que de sa bonne volonté.

— As-tu des raisons d’en douter ? demanda le marin.

— Je ne dis pas ça, reprit Robert ; mais monsieur le juge sait bien que la volonté, ça change. Des fois on s’ennuie de donner, des fois on manque de monnaie, des fois on meurt, et pour lors, bonsoir ! qui n’a point de droits n’a point de recours, si bien que la pâlotte demeurerait à notre charge.

— Pourquoi cela ? Ne pourriez-vous faire dans ce cas ce que maître Simon refuse de faire maintenant ?

— Envoyer la fille à l’hospice ! interrompit le pêcheur ; cela ne se pourrait plus. Quand une pauvre créature a dormi sous votre toit, qu’on s’est habitué à veiller sur elle, à lui rire, à la corriger comme sa propre fille, on ne peut pas s’en défaire ainsi à commandement. Ce n’est pas le tout de dire : — Je ne lui dois rien ! il y a l’accoutumance, voyez-vous ! Puis ces enfans, peu à peu cela s’agrafe à votre cœur. On se résigne plutôt à la misère, et quand il ne reste plus qu’une bouchée de pain, on en fait deux morceaux ! Mais c’est dur pas moins de souffrir pour le sang d’un autre, et c’est la raison pour quoi j’ai peur de trop m’engager.

— Alors, explique-toi, que veux-tu ? demanda Lavau.