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elle pria Dieu de faire en sorte que le devoir fût pour elle désormais la principale chose, et que l’égoïsme pût être abandonné. « Je serai obligée, écrit-elle, de laisser de côté tout égoïsme : puisse Dieu me rendre capable de voir la véritable route à suivre ! puisse-t-il ne pas laisser s’affaisser en moi l’intelligence à mesure qu’il élèvera le sentiment moral ! Depuis la nuit qui suivit la mort de mon père, j’ai acquis la conscience de ce que sont les difficultés et les devoirs de la vie, et de ce moment je priai Dieu avec ferveur de me donner la puissance de combiner mes obligations envers les autres avec mes obligations envers moi-même. Je m’efforcerai d’entretenir constamment en moi l’esprit de cette prière. » Il lui fallut renoncer à tous ses projets, projets littéraires, projets de voyage. Elle devait s’embarquer pour l’Europe avec le professeur Farrar et miss Martineau, qui venait d’achever alors son excursion aux États-Unis ; le voyage fut remis indéfiniment pour elle, et sa destinée fut changée par ce retard. Cependant un moment elle hésita sur le choix des moyens à prendre pour subvenir aux besoins de sa famille ; chercherait-elle le pain de chaque jour dans des travaux littéraires ou dans une occupation moins sujette à tous les caprices de l’heure et du talent ? Avec un bon sens pratique, qu’elle se plaignait alors de n’avoir pas davantage développé, mais qui ne lui fit jamais défaut entièrement, elle choisit le dernier parti et se fit maîtresse d’école, d’abord à Boston, dans l’école de M. Alcott, puis à Providence. Là, nous la voyons se livrer avec courage au labeur le plus ingrat et enseigner simultanément le latin, le français, l’italien et l’allemand. Pendant un temps elle trouva, à ce qui il semble, un certain bonheur dans ces nouvelles occupations, qui lui donnaient un calme et lui apportaient une sorte de fraîcheur dont sa vie fut presque toujours privée ; mais enfin, après avoir exercé ce métier pendant quelque temps, elle n’y tint plus, et l’abandonna pour reprendre ses anciennes habitudes, pour dominer non sur des enfans, mais sur des hommes.

Dans les années qui suivirent, nous la voyons mener une existence difficile, fatigante, s’efforçant de partager son temps entre ses occupations littéraires et les devoirs qu’elle avait à remplir. C’est à cette époque que, pressée, moitié par son activité intérieure et le trop plein de ses connaissances, moitié par la nécessité, elle livra à la publicité la plupart des écrits qui portent son nom : son Essai sur Goethe, sa traduction des conversations de Goethe avec Eckermann et les deux volumes intitulés Papers on Litterature and Art, fruit de sa collaboration au Dial. Au milieu de ces occupations, la lassitude la gagnait de plus en plus. De temps à autre, dans ses notes et son journal de cette époque, on rencontre des accens de découragement et de désespoir qui contrastent singulièrement avec les élans et les espérances d’autrefois.