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sur un sol sans limites. Ce que l’Amérique du Sud a besoin de demander à l’Europe, ce ne sont point ses théories, ses systèmes, ses lubies progressives et humanitaires, ce sont ses missionnaires, ses ingénieurs, ses ouvriers, son industrie, ses capitaux, — tout ce qui ouvre quelque éclaircie morale dans la vie sauvage, fonde la sociabilité, abat un pan de forêt vierge, défriche un pouce de sol de plus, développe le travail, constitue une force, tout ce qui fait, en un mot, la réalité et la consistance de la civilisation. El comme il y a une intime connexité au fond de tous les mouvemens actuels du monde, ce qui est un besoin, une nécessité pour l’Amérique du Sud, est un soulagement pour l’Europe. C’est cette connexité qu’exprime M. Félix Frias avec un sentiment éloquent et attristé dans ses lettres. « J’avoue, dit-il, que le paupérisme européen pèse comme un reproche sur ma conscience d’Américain. L’histoire pourra dire sévèrement de nous : Tandis que les progrès mêmes de la civilisation et de l’industrie multipliaient en Europe le nombre des pauvres, tandis que les hommes les plus intelligens travaillaient inutilement à calmer les douleurs du paupérisme, afin de contenir ses ravages, et que les ambitieux démagogues soufflaient sur cette misère pour l’enflammer, que faisait l’Amérique espagnole ? Elle imitait avec un enthousiasme insensé les excès mêmes de la révolution française… Le Chili s’appropriait les clubs abolis en France ; la Nouvelle-Grenade vivait de plagiats socialistes… Ces pays avaient besoin de population pour se civiliser, tandis que l’Europe avait trop de la sienne, et cependant des Américains factieux, incapables d’ordre, laissaient désertes ces vastes régions où les misères de l’Europe eussent pu trouver un si prompt et si facile remède. La moitié la plus précieuse du monde de Colomb existait comme si elle n’eût point été découverte pour l’agrandissement et la prospérité de l’espèce humaine… » Ce que M. Félix Frias aurait pu ajouter, c’est que, tandis que ces populations s’enivrent de leurs fanatismes politiques et consument leurs forces dans des révolutions oiseuses, quand elles ne sont pas sanglantes, la puissance anglo-américaine marche déjà sur elles et les couve du regard.

De tous les spectacles contemporains, un des plus saisissans peut-être, c’est ce travail d’envahissement de la race anglo-américaine à l’égard du monde espagnol d’outre-mer ; elle le presse et l’enveloppe de toutes parts ; elle menace Cuba, dévore des provinces comme le Texas et la Californie, enfonce son coin au cœur du Mexique, qu’elle met chaque jour à la veille de la dissolution. Aujourd’hui c’est à Panama, dans la Nouvelle-Grenade même, qu’elle met le pied. Ses procédés de conquête ne sont point ceux des puissances européennes, qui envoient leurs escadres et plantent leur pavillon sur un territoire ; elle s’empare d’un pays par l’industrie de ses émigrans, qui s’y fixent, s’y enrichissent et arrivent à y faire prédominer leur influence. Panama