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La souveraineté du nombre, la prédominance des masses, tel est le principe avoué de la politique néo-grenadine actuelle. C’est je thème des messages et des manifestes du général Lopez, le mot d’ordre de ses sectateurs, et c’est un exemple de plus de la disproportion qui éclate souvent entre les mots et les choses dans le Nouveau-Monde. Nous ne savons si cette puissance anonyme des masses est nulle part réalisable. En définitive, comme principe de gouvernement, c’est la prépondérance attribuée à cette portion de barbarie qui couve au sein des sociétés, même les plus civilisées et les plus raffinées, et les jette dans de si inexprimables convulsions quand elle s’agite. Mais ce phénomène devient bien plus saisissant encore au-delà de l’Atlantique. Le nombre, dans les républiques hispano-américaines, c’est l’élément inculte et sauvage ; c’est cette multitude qui change de nom suivant les pays sans changer de nature et qui s’appelle le gaucho, le guasso, le llanero, le roto, l’Indien. Qu’on mette en action cet élément, ce ne sera guère autre chose que ce mouvement plus national que démocratique que nous dépeignions autrefois sous le nom d’américanisme[1] et qui est un des caractères extraordinaires de la vie publique de ces contrées : lutte permanente et vivace des mœurs et des passions locales contre la civilisation. Rosas a été dans la République Argentine le chef de ce mouvement tout en le dominant. Au Mexique, Santa-Anna, ce perpétuel factieux, n’est qu’un guajiro supérieur qui a tous les instincts, les goûts, les habitudes propres à ce type populaire ; il a les indolences et les ardeurs orageuses du guajiro, ses superstitions, ses fanatismes, son humeur insoumise, son amour du plaisir et des combats de coqs qui le consolent encore dans l’exil, entre deux révolutions. À Guatemala, l’un des récens dictateurs, Carrera, a joué le même rôle d’une manière plus sensible encore peut-être. Carrera est un métis, un ladino à qui on a oublié d’apprendre à lire dans sa jeunesse et qui a ses antécédens au désert. Il a été pendant long-temps dans l’Amérique centrale l’ame de plus d’un pronunciamiento, et, après chaque défaite, il disparaissait dans les montagnes, prenant parfois l’habit d’un garçon de ferme ou se faisant estanciero. Son prestige, parmi les classes populaires et les Indiens, était immense. Une des scènes les plus bizarres de sa vie fut son entrée à Guatemala, il y a quelques années, à la tête d’une bande sauvage qui pillait la ville pendant que son général, peu vêtu et monté sur un cheval magnifique, allait à la cathédrale remercier la Vierge pour sa victoire. Carrera a été, lui aussi, candidat démocratique ; il s’est fait depuis quelque peu conservateur et aristocrate ; il s’est façonné une tenue de général, et il ne lui déplaît pas d’être

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1846, sur l’Américanisme et les républiques du sud.