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le problème de peupler des territoires immenses sans maîtres, où on nourrit des chevaux et des bestiaux, faute d’hommes pour les transformer par la culture ?

À côté de ces conditions, de ces vices, si l’on veut, de ces besoins qui caractérisent et déterminent le mouvement réel de la sociabilité chilienne, qu’on place cet autre mouvement factice créé par quelques esprits creux. C’est en 1850 surtout que se déroule cette série d’agitations et de tentatives qui forment comme un appendice lointain de nos révolutions, — traduites en chilien. Au sein même du congrès se produit un projet de constitution qui va aux plus extrêmes limites de la démocratie et flotte entre le communisme de M. Louis Blanc et l’anarchie de M. Proudhon. À l’instar des sociétés populaires de France, il se forme à Santiago une affiliation sous le nom de Société de l’Égalité. Là le socialisme tient ses assises et se répand en invocations à la sainteté du droit révolutionnaire, en effusions sur l’égalité et la fraternité, en apothéoses du droit au travail : là aussi éclate le coup de théâtre de l’ouvrier orateur, instruit dans l’art de tonner contre le capital et la vieille société. Le club de l’Égalité n’oublie pas davantage un article essentiel du programme, — les processions pacifiques, bannières au vent décorées d’emblèmes païens et de triangles égalitaires, — tandis que quelques journaux, tels que le Progresso, la Barra, continuent et propagent l’enthousiasme démocratique. Il y a au Chili, comme partout, les habiles politiques qui, sans aller aussi loin, ne dédaignent pas le secours de passions qui les servent, et qu’ils se promettent de dominer. Tel est à peu près le rôle de quelques personnages politiques, comme M. Camilo Vial, M. Errazuris, M. Lastarria, qui représentent une sorte de parti progressiste. Le châtiment de ces hommes dont quelques-uns ont été ministres, c’est d’avoir été effacés dans ce mouvement par M. Francisco Bilbao, — le jeune Hercule socialiste du Chili !

M. Bilbao est une des plus curieuses figures de l’Amérique actuelle, point aussi neuve, à coup sûr, que d’autres caractères plus empreints d’originalité locale, mais au moins aussi instructive : c’est le type juvénile et rutilant de ces imaginations à peu près complètement folles, qui embrassent frénétiquement les caprices, les rêves les plus monstrueux de notre civilisation et s’apprêtent à les réaliser avec l’apparence du plus imperturbable sang-froid. Élevé en Europe, il a lu les maîtres du genre ; il s’est façonné à leur pensée et à leur style : nul mieux que lui ne sait exécuter les variations d’usage sur la sainte république, les frères et amis, le Christ fils du charpentier et rédempteur social. Il a l’idée fixe du prolétaire et de l’aristocrate. Il a bien été quelque peu condamné par la justice du pays, mais c’est uniquement pour mieux remplir les conditions de l’apostolat. M. Bilbao a fait un livre, la Sociabilidad chilena, qui est le résumé de ses doctrines, ou, pour mieux