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avant de lui donner une chemise. Le docteur Francia, grand socialiste en son genre, mais original du moins, se bornait à donner un chapeau aux enfans nus du Paraguay, à cette seule fin de pouvoir saluer l’autorité. « C’est un mensonge, dit M. Félix Frias dans la plus remarquable de ses lettres sur l’influence des idées démagogiques de la France dans les républiques espagnoles, — c’est un mensonge que le peuple en Amérique réclame la liberté illimitée de la presse, puisqu’il est vrai qu’il ne sait pas lire ; c’est un mensonge qu’il réclame la liberté illimitée des clubs, puisqu’il est vrai qu’il ne sait pas parler, — et, ce qui est mieux, c’est qu’il ne sait pas comprendre qui lui parle. Le peuple ne sait rien de tout cela et ne connaît pas même son ignorance… C’est un mensonge que nous puissions réaliser complètement la république, puisqu’il est vrai au contraire que nous avons des institutions supérieures à nos meurs, à nos forces, à notre milieu social… » Tel est le désaccord intime et profond qui travaille ces sociétés, — germe incessant d’anarchie, perpétuel malentendu entre la réalité, qui a son caractère, ses conditions propres, et l’intelligence attendant ses idées, ses impressions, ses fascinations du premier paquebot venu de l’Europe.

Le Chili et la Nouvelle-Grenade, nous le disions, ont eu le privilège d’être principalement le théâtre de cette curieuse expérimentation socialiste. Seulement, le socialisme au Chili est resté une opposition, une faction qui a réussi à faire descendre le pouvoir dans la lice des guerres civiles, mais sans le vaincre ; à la Nouvelle-Grenade, il est aujourd’hui encore une domination, un gouvernement monté aux plus hauts tons humanitaires. À quoi ces deux pays ont-ils dû le privilège spécial de cette recrudescence démocratique ? Peut-être à un degré plus marqué de culture intellectuelle, ce qui ne veut dire guère autre chose qu’une familiarité plus grande avec les mouvemens de la pensée européenne. Quel état cependant semblait plus à l’abri que le Chili ? Deux mots peuvent résumer son histoire contemporaine : vingt ans de paix et de prospérité ont couronné vingt ans de sagesse et de bon gouvernement et ont valu à ce pays la réputation de la première des républiques sud-américaines. Le Chili, depuis 1830, n’a eu que deux présidens, le général Prieto et le général Bulnes, résultat dû à la possibilité des réélections. M. Manuel Montt est aujourd’hui le troisième, président, récemment élu. Cette période de vingt années forme ce qu’on pourrait appeler le règne de la politique conservatrice au Chili, — politique inaugurée et suivie par les hommes les plus éminens, les Prieto, les Bulnes, Portales, la plus forte tête politique peut-être du Nouveau-Monde depuis l’indépendance, et qui, avant de mourir assassiné en 1837, a été le véritable fondateur de la stabilité intérieure ; M. Manuel Montt, chef actuel du pouvoir ; MM. Varas et Urmeneta, ministres