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vie religieuse… La veille de son départ pour Bordeaux (où l’appeloit son père, gouverneur de Guyenne), qui fut le jour de Sainte-Thérèse, elle me vint dire adieu ; elle me trouva au lit ; elle se mit à genoux devant moi et me dit que les bontés que j’avois eues pour elle et la confiance réciproque qui avoit été entre elle et moi l’obligeoient à me donner part de la résolution où elle étoit de se rendre carmélite, et qu’elle espéroit exécuter sa résolution le plus promptement qu’elle pourroit. Il n’en falloit pas tant pour émouvoir la tendresse que j’avois pour elle. Touchée de son dessein, je ne pus en avoir part sans pleurer. J’employai toutes les raisons que je pus pour l’en détourner… Elle avoit déjà formé sa résolution trop fortement pour rien écouter qui la pût changer… L’on avoit fait[1] parler à M. le cardinal du mariage du prince Casimir, frère du roi de Pologne[2], qui en est maintenant roi, avec Mlle d’Épernon… J’avoue que lorsque je sus cette nouvelle, j’eus la plus grande joye du monde. Quoique l’empereur fût marié, il avoit un fils qui étoit roi de Hongrie, d’un âge proportionné au mien et prince de bonne espérance. Ainsi la proximité de l’Allemagne et de la Pologne me faisoit croire que nous passerions nos jours ensemble, ma bonne amie et moi. Je la trouvois hautement vengée de Mlle de Guise et de M. de Joyeuse. Il n’y avoit en cette affaire aucune circonstance qui ne me plût, et l’on peut juger de la manière dont je lui en écrivois, et si je ne la délournois pas d’estre carmélite. La conjoncture étoit la plus favorable du monde… La dévotion de Mlle d’Épernon rompit ce dessein, et elle préféra la couronne d’épines à celle de Pologne. Quoiqu’elle ne rebutât point cette proposition et qu’elle la reçût comme un grand honneur, elle feignit d’estre malade et de se faire ordonner les eaux de Bourbon, afin de se mettre dans le premier couvent de carmélites qu’elle trouverait sur son chemin… Mme d’Épernon[3] la mena à ce voyage sans savoir son dessein. Elles passèrent à Bourges, où le lendemain elle s’alla mettre dans les Carmélites. Elle y prit l’habit avec une des demoiselles de Mme d’Épernon… Elle m’écrivit de Bourges. Elle me mandoit qu’elle venoit dans le grand couvent à Paris… Mlle d’Épernon ne pouvait pas estre mieux. C’est une grande maison, un bon air, une nombreuse communauté remplie de quantité de filles de qualité et d’esprit qui ont quitté le monde qu’elles connoissoient et qu’elles méprisoient. Or, c’est ce qui fait les bonnes religieuses… Lorsqu’elle fut arrivée, elle m’envoya prier de l’aller voir. J’y allai dans un esprit de colère et d’une personne outrée d’une violente douleur. Lorsque je la vis, je ne fus touchée que de tendresse, et tous les autres sentimens cédèrent si fort à celui-là, qu’il me fut impossible de le lui cacher, puisque mes larmes et l’extrême douleur que j’avois m’empeschèrent de lui pouvoir parler ; elles ne discontinuèrent pas pendant deux heures que

  1. Tome Ier, p. 146.
  2. Le roi de Pologne Sigismond venait d’épouser Marie de Gonzague, fille du duc de Nevers, sœur de la Palatine. Après la mort de Sigismond, elle passa avec la couronne à son frère Casimir, que Mlle d’Épernon avait refusé.
  3. Sa belle-mère, -Marie du Cambout, nièce de Richelieu, que le cardinal fit épouser au duc d’Épernon, comme il fit épouser Mlle de Brézé au duc d’Enghien. Mme d’Épernon fut maltraitée par son mari, et mourut dans la retraite en 1691. Elle était sœur de l’abbé du Cambout de Pontchâteau, célèbre janséniste. Voyez deux portraits d’elle dans les portraits de Mademoiselle.