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REVUE DES DEUX MONDES.

lettres de l’Arétin seulement ont paru dans les ventes publiques. En France peut-être ? Êtes-vous sûrs qu’elles soient si rares en Italie ?

J’ai négligé de m’assurer au catalogue de M. Libri que la lettre de Rubens faisait allusion à la fermeture du port de la Rochelle. L’acte d’accusation établissait la date de cette lettre d’après l’indication fort vague du siège de La Rochelle, dont le commencement est assez incertain ; mais, messieurs, après tant d’erreurs de dates qui nous sont échappées à tous, devez-vous conclure la mauvaise foi de la part de M. Libri, parce qu’il se sera trompé, comme nous, sur une date ? La lettre de Rubens, celles de Coligny, celles de Grotius, sont volées, dites-vous, et volées par M. Libri, parce qu’au moyen de rectifications de dates, par une interprétation des titres des liasses, on arrive à la présomption que ces lettres proviennent d’une collection publique. Pourquoi volées, messieurs ? Vous n’avez pas oublié sans doute que, tout récemment, un autographe célèbre fut rendu à la Bibliothèque nationale par un arrêt d’un tribunal, qui reconnut en même temps la bonne foi de son possesseur. Mais M. Libri e été mis dans une position exceptionnelle : dès qu’un catalogue offre un indice en sa faveur, on le déclare inexact. On nie que les descriptions de format aient quelque valeur, s’il essaie de prouver ainsi la non identité d’un de ses livres avec un volume perdu par une bibliothèque. On tourne contre lui les argumens même qu’on pourrait alléguer en sa faveur.

Vous avez rapporté la note de M. Libri relative aux manuscrits de Peiresc, sachant, dites-vous, que c’était une citation du Magasin encyclopédique. J’ignore quel était votre but, et tout le monde s’y est trompé comme moi, je pense. Quant au catalogue de ces manuscrits, rédigé par M. Libri, et que vous auriez eu entre les mains, c’est, à mes yeux, le meilleur témoignage de leur état lorsqu’il les a examinés ; mais le moyen de croire qu’un homme qui s’apprête à lacérer quarante et un volumes prenne d’abord le soin de constater qu’à l’exception de trois, tous sont intacts !

Je ferais avec plaisir les études et les vérifications que vous me conseillez, messieurs ; mais ma tâche est finie ; un plus habile que moi pourra la continuer. J’ai appelé l’attention du public indifférent sur un homme malheureux qui depuis quatre ans cherche en vain un journal et une plume qui prenne sa défense. Malgré quelques erreurs que je reconnais franchement, je crois avoir montré l’esprit général qui a dicté les accusations contre M. Libri. On l’a cru coupable avant de l’avoir entendu. Si les livres qu’il a possédés sont semblables, ou presque semblables, à des livres perdus par une bibliothèque, on en a conclu aussitôt qu’il les avait volés. Vous avez fait servir votre érudition et votre critique plutôt à inventer des hypothèses plus ou moins ingénieuses qu’à étudier froidement les présomptions pour ou contre l’identité des volumes incriminés. Était-ce là votre mission ? J’en doute. Le temps viendra, et bientôt peut-être, où le débat se videra devant la justice, dont M. Libri a eu tort de douter. J’appelle ce moment de tous mes vœux, assuré qu’en France on ne condamne pas un accusé sur des hypothèses, et qu’on exige la preuve d’un crime avant de le punir. P. MERIMEE.

29 avril 1852.



V. de Mars.