Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/607

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la trace d’un e suivi d’un 6. Je pense que ces lettres mystérieuses sont ce qu’on appelle des signatures, c’est-à-dire un mode de numération par lettres et chiffres dont les anciens imprimeurs se servaient pour marquer la première partie d’un cahier. Mais, suivez le raisonnement, l’Homerus de la Mazarine avait vingt-neuf feuillets, car, dit l’acte d’accusation, ces feuillets portaient les numéros 81 à 110… Comptez sur vos doigts, monsieur le juge, 20 + 10 = 30. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que le recueil où se trouvait l’Homerus n’est plus à la Mazarine, où l’on ne sait ce qu’il est devenu, et, à ce sujet, vous me demanderez comment on a fait la confrontation dont il vient d’être parlé. Ma foi, je l’ignore. »

Notre réponse sera bien simple. Les marques e 5, e 6, e 7 sont des caractères écrits à la main par celui qui avait formé le recueil de pièces d’où a été enlevé l’Homerus. Il ne s’agit donc pas de signatures d’imprimeur[1]. — Quant à votre remarque sur l’expression 81 à 110, c’est, il faut en convenir, une mauvaise chicane. Le mot exclusivement a été oublié dans l’acte d’accusation, et vous auriez pu y suppléer de vous-même. Enfin on sait très bien à la Mazarine que le recueil en question est au greffe ; c’est M. de Sacy lui-même qui en a fait la remise entre les mains de M. le juge d’instruction.

Parlons maintenant d’un certain recueil coté à la Mazarine sous le no 21960 et dont la soustraction a été imputée à votre ami.

«  M. Libri (dites-vous p. 320) est accusé d’avoir volé dans cet établissement un recueil contenant en un seul volume vingt-trois pièces détachées (ne me chicanez pas sur cette expression, je cite exactement), lesquelles pièces détachées se sont retrouvées à la vente de M. Libri, en 1847, séparées et reliées en plaquettes. On conclut qu’il y a identité et vol. Les pièces sont loin. Point de corpus delicti. Il s’agit de méchans vers du XVIe siècle que les aveugles colportaient par les rues. On appelle cela aujourd’hui des canards. Ceux-là, dans leur temps, se vendaient un sou ; aujourd’hui, on les paie au poids de l’or. Lorsque ces petites pièces avaient du succès, elles étaient réimprimées plusieurs fois, souvent la même année, tantôt dans la ville où elles avaient paru d’abord, tantôt dans une autre ville ; d’où il suit que, pour constater l’identité de deux opuscules de cette nature, il faut faire grande attention au titre, au format, à l’édition. Vous observerez encore que dans la vente de M. Libri on a vu cinq ou six cents de ces canards italiens, et il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’il s’en fût vendu vingt-trois semblables à ceux que la Mazarine a perdus ; mais la comparaison des deux catalogues s’est faite en courant. Voici ce que me montra un bibliophile curieux : 1o Au lieu de vingt-trois pièces, il n’y en a que vingt-deux dans le recueil inscrit sur le catalogue de la Mazarine, et c’est fort gratuitement qu’on lui attribue Il Lamento di poveri (sic), que la Mazarine n’a jamais possédé ; 2o les vingt-deux canards perdus par la Mazarine sont inscrits sur son catalogue comme des in-12, et vingt et une pièces correspondantes, vendues par M. Libri, sont décrites sur son catalogue comme des in-8o ; 3o le no 10 de la Mazarine est de Rome 1595 ; l’exemplaire de M. Libri de 1555. Le no 16 de la Mazarine est de Bologne, 1594 ; l’exemplaire de M. Libri, de Florence. Le no 22 de la Mazarine est imprimé à Sienne ; l’ouvrage vendu par M. Libri est de Florence. »

  1. Les pièces du recueil sont de différentes dates. L’Homerus, qui est de 1498, se trouvait entre une pièce de 1560 et une autre de 1544.