Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/599

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sombres du registre inférieur de sa voix aux cordes lumineuses, et ce contraste, qui devient fastidieux parce qu’il n’est pas ménagé, est complété par un point d’orgue invariable qui consiste à s’élancer de la dominante à la sixte supérieure pour descendre ensuite à la tonique par un affreux bâillement qui excite l’enthousiasme prémédité du parterre. Il n’y a pas aujourd’hui un chanteur à Paris, soit dans les concerts, soit dans les théâtres, qui ne termine un nouveau morceau de musique, quel qu’en soit le caractère, par cet oripeau sonore. Allez à l’Opéra-Comique, et vous entendrez depuis Mme Ugalde jusqu’au dernier coryphée terminer tous les morceaux qui leur sont confiés par cette formule invariable qui fait le désespoir des gens de goût. Mue Sophie Cruvelli, qui a failli à toutes les espérances qu’avaient fait concevoir d’abord sa jeunesse, sa beauté, sa magnifique voix et son intelligence dramatique, chantait le bel air du second acte du Fidelio presque sans reproche ; mais, arrivée à la cadence finale où la phrase descend simplement et noblement à la tonique, la jeune virtuose ajoutait à la pensée de Beethoven le bâillement affreux dont nous venons de parler, et gâtait ainsi tout le succès qu’elle avait mérité dans la soirée. Ce n’est pas Mlle Caroline Duprez qui manquerait ainsi aux lois du goût : cette charmante cantatrice a été élevée à trop bonne école pour ignorer les propriétés du style et le caractère qu’il convient de donner à la chute de chaque phrase musicale.

Mme Tedesco, qui nous a suggéré ces observations, est cependant une cantatrice de mérite dont la belle voix remplit sans effort la grande salle de l’Opéra. M. Roger joue le rôle assez ingrat de Léon avec intelligence. Il chante fort bien le beau duo du quatrième acte, dont il n’exagère pas l’expression, et s’il ne produit pas un effet plus saisissant dans les autres morceaux, ce n’est pas à M. Roger qu’il faut s’en prendre. C’est M. Massol qui est chargé de représenter la grande figure du Juif errant. Sa taille élancée et sa belle voix de baryton, dont le temps a un peu émoussé la sonorité, convenaient, en effet, au rôle qu’on lui a confié. Malheureusement ce personnage important, autour duquel aurait dû se grouper tout l’intérêt du drame, ayant été mat conçu par MM. Scribe et Saint-George, qui l’ont dépouillé de sa véritable grandeur, n’a pas inspiré au musicien quelques-unes de ces mélodies vigoureuses qui auraient fait le succès de l’ouvrage, et M. Massol, n’ayant à chanter que des récitatifs plus ou moins accusés, n’a pu lutter avec avantage contre les difficultés d’un caractère manqué. Il dit pourtant avec énergie certains passages du duo qui termine le premier acte. Mlle Lagrua, qui chante le rôle d’Irène, est une jeune et très jolie personne qui apparaît pour la première fois sur un théâtre de Paris. Née en Allemagne, d’une famille italienne très honorable, Mlle Lagrua, après avoir pris des conseils d’une célèbre cantatrice, Mme Ungher-Sabatier, est allée à Dresde, où elle a débuté dans l’opéra allemand avec beaucoup de succès. La voix de Mlle Lagrua est un soprano d’une assez grande étendue, dont la première octave manque un peu de force et de sonorité. La jeune cantatrice n’est complètement à l’aise qu’à partir de l’ut du médium. Cette voix, qui a du charme et de l’éclat dans les notes supérieures, demande cependant des ménagemens, car nous sommes certain qu’elle ne résisterait pas long-temps à des efforts prolongés. D’une figure expressive et d’une taille élégante, Mlle Lagrua semble avoir l’intelligence de la scène, où elle paraît moins émue qu’on n’aurait pu le supposer. Quelques poses exagérées, qui sont moins l’expression de la dignité suprême que l’effet de la raideur, un son parfois tremblotant et un