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le plan d’une épopée dont il donne l’explication. Distrait par d’autres travaux, l’auteur de Faust a dû abandonner un projet qui souriait à son génie à la fois épique et familier. Un autre poète allemand, Schubart, a composé une ballade sur le Juif errant qui est restée classique au-delà du Rhin, et nous n’avons pas besoin de rappeler la chanson dans laquelle Béranger a évoqué aussi l’ombre de l’éternel voyageur.

On connaît la donnée de cette admirable fiction populaire. Le Christ s’avançant sur le chemin du Calvaire succombe sous le fardeau de la croix. Il s’arrête devant la maison d’un Juif nommé Ahasverus pour lui demander un verre d’eau et la permission de se reposer un instant. Le Juif le repousse avec dédain, et, sans proférer une plainte, la victime continue son pénible voyage. Alors apparaît un ange qui dit à Ahasverus : « Tu as refusé le repos au Fils de l’homme ; eh bien ! tu marcheras jusqu’à l’arrivée de celui dont tu as méconnu la douleur. » Voyons maintenant comment MM. Scribe et Saint-George ont traité la merveilleuse légende qu’ils ont empruntée à la poésie chrétienne et populaire. La scène se passe en l’an 1190, et le rideau se lève sur la ville d’Anvers. Au milieu d’une joyeuse kermesse, une troupe de matelots se délasse en chantant un chœur qui pourrait être d’une vérité locale plus scrupuleuse ; car, à moins que le climat de la Belgique n’ait beaucoup changé depuis le XIIe siècle, il est difficile de croire que de pauvres matelots réunis dans une ville où l’on ne boit que de la bière puissent, comme ils le disent, changer aussi facilement de vins que d’amours ? Quoi qu’il en soit de la géographie de MM. Scribe et Saint-George, les regards de la foule sont bientôt attirés par un vieux cadre qui sert d’enseigne à des bateleurs ambulans. Que signifie ce tableau étrange ? demande un seigneur qui semble être venu à la kermesse moins pour se divertir que pour s’étonner d’une chose assez ordinaire. — C’est l’image du Juif errant, répond avec complaisance Théodora, la belle batelière de l’Escaut, qui tient par la main son frère Léon, un enfant de dix ans, et j’en connais bien l’histoire, puisqu’on

Disait que, depuis mille ans,
Nous étions ses descendans
Par Noema, sa fille.


La foule se presse alors autour de Théodora, qui se met à chanter une ballade où se trouve encadrée la merveilleuse légende du Juif errant. Après ce récit, qui ne semble pas étonner beaucoup le naïf auditoire, tout le monde se retire devant la nuit qui s’approche, et sur l’ordre donné par un officier publie. Une troupe de voleurs, que le livret nomme des malandrins ou des mauvais garçons, sans doute pour que les érudits ne puissent pas dénier à MM. Scribe et Saint-George une étude approfondie du sujet qu’ils ont traité, une troupe de malandrins, disons-nous, prend aussitôt possession de la ville d’Anvers en chantant avec juste raison :

La ville est à nous !
Au loin tremblez tous !


Ces voleurs de bonne humeur, conduits par un chef habile qui s’appelle Ludgers, viennent de massacrer la femme de Baudoin, comte de Flandre et empereur d’Orient. Ils s’en partagent les dépouilles, et sont sur le point d’immoler aussi une jeune fille de douze ans, qui avait échappé au malheur de sa mère