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figures de la patrie américaine. « Manuela n’est point une belle femme dans tout le sens du mot, dit M. Marmot ; mais sa physionomie agréable et sympathique révèle l’intelligence. Son front n’a rien de remarquable, mais ses cheveux noirs dessinent merveilleusement cette courbe élégante qui distingue d’ordinaire les personnes d’un esprit élevé ; ses yeux, plus noirs que ses cheveux, sont petits, clairs et en perpétuel mouvement ; son regard mobile se fixe à peine sur les objets et pénètre tout ; sa tête, comme ses yeux, semble obéir au tour de sa pensée. Joignez à ceci un corps haut et dégagé, une taille fine et flexible, avec les ondulations pleines de grace et de volupté des filles de la Plata, et vous aurez une idée de Manuelita Rosas à la trente-troisième année de sa vie, époque où une femme est deux fois femme. »

Manuela est-elle une créature privilégiée ou un monstre, comme le disent tour à tour ses admirateurs enthousiastes ou ses détracteurs ? En vérité, elle n’est ni l’un ni l’autre. C’est une femme qui a vécu dans un monde étrange, en subissant les influences, en tempérant les rudesses et l’animant de sa grace. M. Marmol la représente dans son caractère, dans ses habitudes et jusque dans ce célibat d’où elle n’est point sortie, comme l’instrument poétique, délicat et innocent d’une volonté profonde et despotique, comme une victime même. Toujours est-il qu’un des traits qui la distinguent, c’est un dévouement absolu, une espèce de fanatisme pour son père. Il y a deux époques distinctes dans la vie politique du général Rosas : — la première, où il se fait l’homme des gauchos et s’appuie sur eux, où les influences de la pampa prévalent sur les influences hostiles de la civilisation, où le rancho et la pulperia dégorgent à Buenos-Ayres ; — la seconde, où Rosas forme autour de lui une sorte de cour dont l’habitation de Palermo, à quelques lieues de la capitale argentine, est le Versailles, selon la bizarre expression de M. Marmol, — Versailles de sa pampa, où le général Urquiza récemment, après sa victoire, allait dormir la première nuit. Manuela a été l’héroïne, la souveraine de ces deux époques, M. Marmol ne dissimule nullement ce qui est toujours resté en elle d’élevé, de distingué et d’excellent, même au milieu des scènes terribles qui ont signalé parfois la première de ces périodes. Elle a sauvé plus d’une de ces victimes dont la mort, avant d’être constatée, a été le texte de mille accusations à Montevideo et en Europe ; elle a désarmé plus d’une colère de son père et a porté son sceptre de reine de la confédération avec un grace originale et généreuse. Il n’est point sans exemple qu’elle ait fait de la diplomatie avec un égal succès. Que si on nous demande de résumer notre avis sur la fille de Rosas, nous dirons que c’est un très poétique spécimen de la femme politique dans l’Amérique du Sud, et que, même après sa chute, elle est encore une des plus vives et des plus curieuses personnifications de ces sociétés américaines où ce qui reste de primitif et de barbare n’exclut pas une certaine distinction native, une certaine élégance attrayante et originale.

CH. DE MAZADE.

L’AUTRICHE ET LE PRINCE DE SCHWARZENBERG.

La mort du prince de Schwarzenberg a causé à Paris une émotion et des regrets que peu de personnages publics étrangers, lorsqu’ils disparaissent de la scène des affaires, excitent à ce degré. C’est que cette fin prématurée d’un