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ce sujet l’enthousiasme de ses amis. De leur récit dithyrambique, il ressort trop pour nous qu’elle n’apportait pas dans ces relations toute la bonté, tout l’abandon et toute la charité qui leur donnent leur véritable prix. Ses amis n’étaient jamais ni encouragés, ni soutenus ; ils étaient inflexiblement jugés ; leurs actions étaient pesées ; pas le moindre mensonge ne venait les abuser sur leur mérite ; son amitié était mathématiquement proportionnée à la valeur intrinsèque de chacun. Une curiosité singulière du caractère d’autrui l’avait amenée à un sentiment vif, exact du mérite personnel ; elle distinguait nettement ceux qui étaient dignes de confiance et d’intérêt, et puis elle agissait sur eux avec le magnétisme moral dont elle était douée. Sa puissance d’attraction était remarquable, et ceux qu’elle avait une fois enchaînés ne lui échappaient plus : ils étaient ses sujets, et elle les promenait triomphalement à sa suite.

Marguerite Fuller a passé ainsi quinze années environ, escortée par la jeunesse, la beauté, le talent et la vertu. Humbles esclaves, souvent ses amis sentaient leur dépendance et essayaient de s’enfuir ; vains efforts, elle les rattrapait toujours. M. James Freeman Clarkecite l’exemple d’une dame qui avait rompu avec elle, et qui quelques années après lui était plus étroitement unie que jamais. Elle avait des amis pour toutes les émotions et les affections de la vie, car elle ne les unissait pas tous également dans un même amour ; elle avait le talent de les maintenir chacun dans une place séparée et de ne pas les confondre. « Comme un Paganini moral, dit M. Clarke, elle excellait à tirer de chacun d’eux sa musique particulière. » On n’entrait pas de plain pied dans soit amitié : il fallait subir auparavant des épreuves nombreuses ; pour que Marguerite élevât les personnes qui l’entouraient au rang de ses amis, il fallait qu’elles commençassent d’abord par proclamer tacitement leur infériorité, et qu’il y eût inégalité dans les relations. « Excusez mes doutes et mon égoïste arrogance, écrivait-elle à son cousin, M. Freeman Clarke ; ceux qui ont cherché mon amitié et que j’ai souvent aimés avec le plus de sincérité ont dû toujours apprendre à se contenter de cette inégalité dans les relations que je n’ai jamais cherché à cacher. Souffrez que je vous connaisse. » On était à peu près sûr de conquérir l’amitié de Marguerite, si l’on n’était pas satisfait de la routine ordinaire de sa vie, si on aspirait à quelque chose de meilleur, de plus haut que ce qu’on avait atteint ; mais malheur à celui qui laissait percer quelques indices d’une nature vulgaire ! elle n’avait pas pour lui assez de mépris, et son sarcasme direct et amer le clouait muet à sa place. Inexorable à cet endroit, il lui arriva trop souvent d’humilier des natures modestes et de les traiter avec un dédain qui un jour lui valut cette sévère remontrance du docteur Channing « Miss Fuller, lorsque je pense que vous méprisez miss ***, qui a tant