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tout son volume qu’à une sollicitation persévérante et magistrale. « Pour être un grand pianiste, on n’a pas besoin de bras, répétait le vieux Cramer, un des excellens maîtres que l’art du piano ait jamais eus, la main suffit. » Que pensent de cet axiome certains habiles du moment ?

Après avoir préludé à sa carrière à Saint-Pétersbourg, à Stockholm, à Copenhague surtout, où les plus beaux succès l’encouragèrent, M. Haberbier, sentant se développer ses forces et grandir sa vocation, se retira en Norvège pour s’y livrer à de nouvelles études. C’est à ces trois années d’exil volontaire passées au milieu de ces steppes neigeuses qu’ont dû le jour tant de compositions originales qu’il exécute, les unes d’une si vaporeuse mélancolie, les autres si puissamment empreintes d’une sorte de romantisme sauvage. Arrivé à cette période où le talent, sûr enfin de lui-même, croit le moment venu d’engager la lutte avec la renommée, M. Haberbier débarquait à Paris il y a quelques mois. Paris, on le sait, ne se décide point sans quelque peine à croire aux gloires ignorées. Il en était donc là, le pauvre artiste, attendant son heure dans l’isolement et l’oubli et désespérant presque, lorsque la fortune lui amena, pour le protéger et l’aider à vaincre des difficultés qu’à lui seul peut-être il n’eût pas surmontées, le représentant de l’une des plus illustres maisons de l’Allemagne, musicien lui-même et des meilleurs, M. le comte de Linange. On se souvient du prince Belgiojoso et de l’influence qu’exerça son amitié sur l’avenir, depuis si magnifique, de Mario de Candia ; ce que fut le gentilhomme lombard envers le successeur de Rubini, le comte de Linange l’a été à l’égard du nouveau venu dans la carrière, et, pour que rien ne manquât à la ressemblance, il se trouve que les deux patrons illustres ont encore de commun entre eux une voix de ténor admirable, et que le comte de Linange chante aujourd’hui comme jadis chanta le prince Belgiojoso.

C’est de Copenhague que M. Haberbier nous vient. En fait d’adoptions de ce genre, la patrie de Thorwaldsen et d’Oehlenschlœger ne marchande jamais : elle peut, ainsi que nous en avons vu l’exemple avec M. Gade, négliger aux débuts un de ses propres enfans, quitte à le couronner doublement au jour du succès ; mais, dès l’instant qu’une gloire va poindre au ciel de la Norvège ou de la Suède, comptez qu’elle ne négligera rien pour se l’approprier. À quelque point de vue qu’on envisage le scandinavisme, ce mouvement, ne fût-il qu’une de ces magnifiques chimères dont s’enivre l’esprit des peuples à certaines périodes de recrudescence, aura toujours fourni à Copenhague l’occasion de faire ouvre de capitale. Là en effet est le point central, l’activité, l’intelligence et la vie ; là se rencontrent les bibliothèques, les musées, les établissemens littéraires ; là, tout ce qui touche à la nationalité commune, musique, poésie et beaux-arts, a ses fondations. L’éducation populaire y est plus répandue, les sciences y prennent un