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interprète de ces airs qui, lorsqu’ils vous savent charmer, produisent un effet auquel nulle autre musique ne se peut comparer ? « Jenny Lind est partie, et désormais je n’applaudirai plus » Cette parole, qui, dans la bouche d’une Française, semblerait affectée, dite avec le ton simple et naturel dont elle fut prononcée, m’a toujours paru l’expression la plus vraie de cette espèce de souvenir compliqué de nostalgie que laissent après elles, chez certaines natures d’une délicatesse exquise, les révélations de la muse du Nord. Cette force sympathique, Chopin la possédait au suprême degré, et c’est par elle surtout que vaut ce M. Haberbier que le pays des Jenny Lind et des Gade nous envoie, et dont le nom, hier parfaitement obscur, brille aujourd’hui sur ce firmament d’ivoire où se prélassait l’astre des Liszt et des Thalberg.

L’accent, le son, voilà ce qui, dès la première fois qu’on l’entend, vous frappe chez cet artiste, auquel s’applique ce que nous disions tout à l’heure de Jenny Lind, et ce qui se pourrait dire aussi de ce violoniste norvégien à l’archet si puissant, de cet Ole-Bull, l’une des plus originales et des plus poétiques apparitions qui se soient produites depuis Paganini. Et quand j’insiste sur ce point, je ne parle pas de cette faculté, parmi nous, hélas ! trop répandue, d’assourdir à. grand renfort d’octaves et de gammes chromatiques les oreilles d’un auditoire, mais d’un don inhérent, selon moi, aux natures du Nord, de cette aptitude qui consiste à trouver en toute chose la note vraie, émouvante, la corde sensible qui fait dire à l’ame : C’est cela. Je me tais sur l’inexprimable habileté de ces doigts que les doigts d’un Liszt lui-même essaieraient vainement d’atteindre à la course. Quant à l’art de l’exécution, en ce qui regarde les difficultés, on se sent tout disposé à s’écrier avec le vieux Goethe

Das Unbeschreibliche
Hier ist gethan !


« L’indescriptible cette fois s’est réalisé ; » et, pour peu qu’on daigne me permettre d’expliquer franchement ma pensée, j’avouerai que j’en suis fort aise. Plus vous multipliez les moyens de destruction, plus vous rendez la guerre impossible : j’espère qu’il en sera de même de cette jonglerie qu’on appelait en musique la difficulté. Une fois que ce clinquant, qui passait pour de l’or aux mains des habiles, devient une monnaie courante, sa valeur diminue, et finit par tomber en complet discrédit. Mettez l’impossible à la portée de tout le monde, l’impossible n’existe plus ; faites une chose désormais accessible et simple de ces arpèges, de ces trilles et de toute cette exécution chromatique qui n’avait d’autre mérite aux yeux des gens que celui de la difficulté vaincue, et le public, revenu de sa piperie, à la place de ces arpéges et de