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que les Allemands, lesquels n’ont guère à mettre en avant en pareille matière que des essais inspirés par le dilettantisme. Tandis que les Niebelungen contiennent en germe toute la poésie du moyen âge et de la chevalerie et servent évidemment de préface à une littérature nouvelle, tel passage des Eddas vous rappelle vaguement les chants de l’Iliade.

Et puisque j’ai touché ce point de similitude entre la muse antique et le génie septentrional, j’ajouterai que c’est peut-être là le caractère d’originalité qui m’a le plus vivement frappé chez Jenny Lind, l’artiste scandinave par excellence. Bien des cantatrices ont reçu de la nature des dons égaux, sinon supérieurs, aux facultés dont dispose cette étrange fille du Nord. J’en connais qui ont la voix plus étendue et plus souple, j’en connais même qui chantent mieux ; mais aucune ne chante comme elle. Pureté, force, tout le secret de ce talent, je dirai plus, de cette individualité, se résume en ces deux mots. On comprend dès-lors quelles affinités mystérieuses devaient exister entre elle et certains types féminins de la Grèce antique. Vierge du Nord ! Velléda même, si l’on veut, mais surtout prêtresse de Diane ! c’est là une impression à laquelle on ne saurait résister lorsqu’on la voit s’avancer dans la première scène de Norma, sa faucille d’or à la main, le front couronné de ses opulens cheveux et son regard pur et profond élevé vers l’astre de la nuit. Il y a un sérieux dans ce talent, une loyauté qui dépasse tout ce qu’on imagine. On dirait qu’elle se ferait scrupule de dérober à la moindre note sa valeur, sa part légitime de sonorité. Peut-être même lui doit-on reprocher comme un défaut cette préoccupation, peut-être met-elle trop de soins à vouloir produire au dehors les intentions du maître, à chercher des sens dans le texte. C’est pourquoi, si j’excepte Norma, son rôle définitif et sa création exclusive, je verrai toujours de préférence la plus parfaite expression du talent de Jenny Lind dans cet accent inimitable qu’elle donne à toutes ces mélodieuses émanations du sol natal : ballades, romances et chansons qu’elles nous a révélées, véritables fleurs de neige cueillies au pied des âpres sapins de ses Alpes norvégiennes, et que la Marguerite scandinave effeuille par le monde entier. Quelle critique oserait toucher à de pareils chefs-d’œuvre et ternir de son souffle la transparence immaculée du cristal de roche ! Ici, la simplicité des thèmes se prête d’ordinaire à merveille à l’inspiration si profondément interprétative de la grande cantatrice ; il en résulte des effets singuliers, et je défie toute ame quelque peu douée du sens musical ou poétique d’oublier la sympathique mélodie de ces lieds suédois éparpillés désormais à tous les vents d’Europe et d’Amérique par la voix de cette étrange femme que Paris seul n’aura pas pu juger.

Un soir, au grand opéra de Berlin, Mme Viardot chantait le Prophète.