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pas ; sa nature, moins primitive, résiste vigoureusement à la double atteinte, presque simultanée, de la tristesse et de la joie. Éplorée et déchirante lorsque le chœur commence par lui annoncer que Rodrigo a tué le More, quels sublimes élans son bonheur va trouver tout à l’heure, quand des amis mieux informés la désabuseront !

« Ditemi almen voi,
Otello ?… - Vive. — O gioja ! »

L’accent que la Grisi donnait à cette note, à ce cri, l’explosion entraînante de son délire resteront dans tous les souvenirs comme un des plus admirables effets où la passion dramatique puisse s’élever. Desdemona va de l’extrême deuil à l’ivresse de la joie, et son ame expansive résiste à ces climatériques transitions, tandis que pour tuer Comala une flèche suffit. Elle meurt, la douce vierge des bruyères, pour avoir un seul instant cru au trépas de celui qu’elle aimait, et la présence même de Fingal est impuissante à ramener à la vie cette ame qu’une émotion a brisée à jamais. La passion chez les races du Nord ! — quel grave et beau sujet d’étude ce serait là ! A l’énergie dans la tristesse, la musique unit la simplicité dans la profondeur ; elle porte notamment partout l’empreinte d’une force et, qu’on me passe l’expression, d’une intensité de sentiment dont on chercherait en vain des traces même chez les compositeurs de l’Allemagne. J’en veux prendre ici pour exemple l’admirable plainte que l’idée de la mort de Fingal arrache à Comala dans la partition de M. Gade. Donnez à une pareille inspiration une interprète digne d’elle ; donnez-lui surtout un public dont le commerce des muses de tréteaux n’aura point dégradé le goût, et vous verrez que la musique même après Mozart et Beethoven, même après Weber et Rossini, peut encore trouver des voies nouvelles.

Une chose aussi m’a frappé dans l’épopée lyrique du musicien danois, — je veux parler de l’ordonnance de l’introduction, — de cette scène où Comala, en proie aux angoisses de son attente, se tient assise à l’écart et s’attache à poursuivre le monologue de sa douleur, tandis que ses compagnes groupées alentour commentent ce qui se passe en elle. Cette disposition des personnages, cette simplicité, cette harmonie du tableau vous reporte d’emblée en plein Euripide, et vous croyez avoir devant vos yeux ce magnifique début de Phèdre, où la mourante reine, assise en son isolement sur le seuil du palais de Thésée, sert de sujet à la conversation du choeur. Qu’on ne s’y trompe pas, l’analogie s’offre ici d’elle-même, car rien au monde n’est plus fréquent que ces souvenirs de la Grèce qui viennent tout à coup vous surprendre au milieu de la contemplation de certains produits du génie septentrional. C’est un fait remarquable que les Scandinaves se rapprochent parfois de l’antique à un très haut degré, et cela plus naturellement