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pareils sentimens ? Ayez tous les principes que vous voudrez, si vous parlez de cette manière, si vous faites ce terrible appel à l’envie humaine, vous êtes un révolutionnaire.


III

J’ai examiné les écrits de Rousseau de 1750 à 1754, entre le Discours sur les arts et les sciences et le Discours sur l’inégalité des conditions humaines. Ces écrits ne sont curieux que parce qu’ils témoignent de la suite et de la persistance des pensées de Rousseau. J’arrive maintenant à l’événement le plus important de sa vie littéraire à cette époque, à la première représentation du Devin du Village et à la publication de la Lettre sur la musique française.

Rousseau avait pris, pendant son séjour à Venise, le goût de la musique italienne. Il avait fait un premier opéra intitulé les Muses galantes, qui n’avait point réussi ; il fit un nouvel essai, et le Devin du Village eut un grand succès. Le récit que Rousseau fait de la première représentation de son opéra à Fontainebleau, devant le roi, est un des plus piquans récits de ses Confessions. L’ivresse du triomphe, l’orgueil satisfait, l’embarras de sa contenance à la cour et l’effort qu’il fait pour y garder l’allure d’un austère républicain, tout cela se mêlant et se confondant, tout cela à demi avoué et à demi justifié fait une véritable scène de comédie. « J’étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m’était ordinaire : grande barbe et perruque assez mal peignée. Prenant ce défaut de décence pour un acte de courage, j’entrai de cette façon dans la même salle où devaient arriver peu de temps après le roi, la reine, la famille royale et toute la cour… Quand on eut allumé, me voyant dans cet équipage au milieu de gens tous excessivement parés, je commençai d’être mal à mon aise. Je me demandai si j’étais à ma place, si j’y étais mis convenablement, et, après quelques minutes d’inquiétude, je me répondis oui avec une intrépidité qui venait peut-être plus de l’impossibilité de m’en dédire que de la force de mes raisons… Je suis mis à mon ordinaire, ni mieux ni pis. Si je recommence à m’asservir à l’opinion dans quelque chose, m’y voilà bientôt asservi derechef en tout. Mon extérieur est simple et négligé, mais non crasseux et malpropre ; la barbe ne l’est point en elle-même, puisque c’est la nature qui nous la donne, et que, selon les temps et les mœurs, elle est quelquefois un ornement… Après ce petit soliloque, je me raffermis si bien que j’aurais été intrépide, si j’eusse eu besoin de l’être ; mais, soit effet de la présence du maître, soit nature ou disposition des cœurs, je n’aperçus rien que d’obligeant et d’honnête dans la curiosité dont j’étais l’objet… J’étais armé contre leur raillerie, mais leur air caressant, auquel je me m’étais pas attendu, me subjugua si bien, que je