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le commerce, les canaux, la marine ! Faites que chacun cultive son champ, mais faites aussi que chacun le conserve, qu’il n’y ait pas un laboureur ivrogne ou paresseux pour le vendre et un laboureur économe et intelligent pour l’acheter, car, sans cela, voilà un pauvre et un riche qui commencent ; la société est perdue. Rousseau remédie, il est vrai, à ce désordre possible en immobilisant les biens dans les mêmes familles. « Il faut, dit-il, que, de père en fils et de proche en proche, les biens de la famille en sortent et s’aliènent le moins qu’il est possible. C’est l’intérêt des enfans ; c’est aussi l’intérêt de l’état. Rien n’est plus funeste aux mœurs et à la république que les changemens continuels d’état et de fortune entre les citoyens, changemens qui sont la preuve et la source de mille désordres, qui bouleversent et confondent tout, et par lesquels ceux qui sont élevés pour une chose se trouvant destinés pour une autre, ni ceux qui montent, ni ceux qui descendent ne peuvent prendre les maximes ni les lumières convenables à leur nouvel état, et beaucoup moins en remplir les devoirs. » Que dites-vous de ce langage, et concevez-vous, après l’avoir entendu, que Jean-Jacques Rousseau soit le docteur de prédilection de l’école révolutionnaire ? Lorsque, sous la restauration, on proposait un projet de loi sur le droit d’aînesse, n’était-ce pas pour immobiliser une portion du patrimoine au sein de la famille et pour empêcher que les héritages ne s’évaporassent à force de se diviser ? N’était-ce pas pour prévenir ces brusques changemens de fortune qui paraissent funestes à Jean-Jacques Rousseau, et ce perpétuel va-et-vient des familles, tantôt montant et tantôt descendant ? La stabilité dans les familles produit la stabilité dans l’état. Le droit d’aînesse, les majorats, les substitutions, ces institutions, favorables à l’aristocratie et contraires à la démocratie, procèdent toutes des principes que soutient Jean-Jacques Rousseau. La démocratie s’est-elle donc trompée en prenant Rousseau pour son docteur et pour son prophète ? Est-ce un aristocrate méconnu ? Non ; l’école révolutionnaire ne s’est point méprise : Jean-Jacques Rousseau n’est point toujours révolutionnaire par les doctrines, et il y a même beaucoup des doctrines de Jean-Jacques Rousseau qu’on peut retourner contre l’esprit révolutionnaire ; mais, ce qu’il y a d’essentiellement révolutionnaire dans Jean-Jacques Rousseau, ce sont les sentimens. Or, c’est là le point capital. L’homme est bien plus révolutionnaire par ses sentimens que par ses doctrines, et le cœur pousse à la révolte bien plus que l’esprit, qui ne sert que d’instrument. Ayez les meilleures doctrines du monde, ayez les maximes même de l’Évangile, si en même temps vous avez dans l’ame les passions révolutionnaire&’par excellence, je veux dire l’orgueil et l’envie, vous êtes, en dépit de la bénignité de vos doctrines, un révolutionnaire de la pire espèce. J’ai connu des athées qui étaient honnêtes gens : c’est