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lorsqu’arrivait l’heure du coucher, elle refusait, malgré ses fatigues, de se retirer ; personne ne comprenait pourquoi, et les tantes grondaient la méchante petite fille qui refusait d’aller au lit. « Mais ils ne savaient pas, dit Marguerite, qu’aussitôt la lumière éteinte, il me semblait voir des figures colossales s’avancer avec lenteur vers moi, leurs yeux se dilatant et leurs traits s’élargissant à mesure qu’elles s’approchaient. Ils ne savaient pas que, lorsque l’enfant s’endormait, c’était pour rêver de chevaux qui la foulaient aux pieds, d’arbres qui ruisselaient de sang, entre lesquels elle errait sans pouvoir s’enfuir. Quoi d’étonnant si l’enfant se levait et se promenait endormie et gémissante ! Une fois enfin ses parens l’entendirent, vinrent et la réveillèrent ; elle leur dit ce qu’elle avait rêvé, et son père lui ordonna durement de ne plus penser à de telles sottises, ou qu’elle deviendrait folle ; il ne savait pas qu’il était lui-même la cause de toutes ces horreurs nocturnes. »

À mesure qu’elle grandit, ces accès de somnambulisme se changent en maladies nerveuses de tout genre. Cette éducation ne mine pas seulement sa santé matérielle, elle dérange aussi l’équilibre des facultés intellectuelles ; l’intelligence abstraite domine désormais le sens pratique des réalités ; les visions du cauchemar disparaissent, mais la vision intérieure ne fait qu’augmenter. C’est à cette fausse direction première que Marguerite dut tous les vices de son esprit ; c’est cette étude prématurée du génie antique qui développa en elle l’orgueil démesuré devenu le fond de son caractère. Elle l’avouait elle-même plus tard et regrettait en termes excellens de n’avoir pas donné la préférence à la Bible sur les brillans génies de la Grèce et de Rome. « Je trouvais dans la Bible, disait-elle, toutes les obliquités morales du caractère humain confessées avec naïveté, tandis que les Grecs sont pleins de ressources pour expliquer et justifier tous les travers de notre esprit. » C’est à cette éducation qu’elle dut une certaine insociabilité qui ne la quitta jamais et qu’elle apportait dans les relations les plus intimes ; elle se ressentit toujours de sa solitude première, et au milieu de ses nombreux amis elle vivait comme dans une sorte d’isolement moral. Quand ils parlaient, c’était elle-même encore qu’elle écoutait, et il est trop visible qu’elle ne se servit jamais d’eux que comme d’échos dont chacun répétait ses propres paroles sur un ton différent. C’est cette éducation qui de bonne heure épuisa en elle la nature. Les facultés de Marguerite sont grandes, mais elles sont abstraites ; sa vie est irréprochable, mais elle est stérile ; un nuage métaphysique enveloppe toutes ses paroles ; ses actions manquent de spontanéité ; la puissance de création, de production, avait été tuée en germe chez elle. Tout ce qu’elle dit et écrit est brillant, mais aride, sec et impalpable ; c’est de la poussière de diamant qui étincelle sous le soleil. Marguerite peut être présentée comme le type des victimes de l’éducation ; sa riche