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de plus ? Pourquoi, diraient d’autre part les marchands de drap, les tailleurs et les vendeurs de comestibles, pourquoi ne pas nous laisser gagner honnêtement notre vie en faisant notre commerce ? Pourquoi nous empêcher d’avoir des pratiques ? Nous payons notre patente ; l’état doit être content, et il n’a pas le droit de se mêler de nos affaires. Ces plaintes-là nous paraîtraient fort justes. Selon Jean-Jacques Rousseau cependant, l’état doit se mêler du vêtement et de la nourriture des citoyens et veiller à ce que les uns ne soient pas trop élégans et les autres trop gourmands. « Former des hommes, dit Jean-Jacques, c’était là le grand art des gouvernemens anciens, dans ce temps reculé où les philosophes donnaient des lois aux peuples et n’employaient leur autorité qu’à les rendre sages et heureux. De là tant de lois somptuaires, tant de règlemens sur les mœurs, tant de maximes publiques admises ou rejetées avec le plus grand soin… Mais nos gouvernemens modernes, qui croient avoir tout fait quand ils ont tiré de l’argent, n’imaginent pas qu’il soit nécessaire ou possible d’aller jusque-là. » À Dieu ne plaise que je prenne la boutade de Jean-Jacques pour une juste définition des gouvernemens modernes ! Ils font autre chose que de tirer de l’argent des contribuables ; ils le dépensent, ce qui est la mesure sur laquelle il faut les juger, car dépenser bien ou dépenser mal l’argent du public, c’est là toute la différence entre les bonnes et les mauvaises administrations, entre les bons et les mauvais gouvernemens. Je veux dire seulement que les gouvernemens modernes ne se croient pas chargés du soin des mœurs de la société ; ils n’entrent pas dans le détail de la conduite des citoyens, et ils ne répriment les péchés capitaux que lorsque ces péchés deviennent des crimes. Cette réserve des gouvernemens tient, selon moi, à ce que, dans les temps modernes, c’est l’église qui veille au maintien des mœurs, et qu’elle a pour exercer cette surveillance des moyens et des ressources que l’état ne peut point avoir. Quelle police, si habile et si minutieuse qu’elle soit, vaudra jamais celle que fait le prêtre dans le confessionnal, où il attend, non les rapports de l’espionnage, mais les aveux du remords et du repentir ? L’église étant chargée du soin de la conscience, c’est-à-dire du soin de l’ordre intérieur, l’état n’a plus que le soin de l’ordre extérieur. Et voyez combien est juste le partage que l’église et l’état se sont fait du gouvernement de l’homme ! L’église a la force qui persuade, elle règne sur l’homme du dedans ; l’état a la force qui contraint, il règne sur l’homme du dehors. Essayez de changer les attributions, essayez de donner le soin des mœurs à l’état, c’est une tyrannie insupportable ; car, pour me rendre meilleur, l’état, qui ne sait que contraindre, emploiera la force, et les mauvais sentimens seront punis comme de mauvaises actions. Essayez, au contraire, de donner le soin de l’ordre extérieur à l’église ; comme elle n’a que la