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prenne. Il est réellement d’une société très agréable : il cause bien ; il a de grands airs sans être fat ; il a seulement un ton au-dessus de son état. Je suis même persuadée qu’il parviendrait à le faire oublier, s’il n’était pas forcé de l’afficher trois fois la semaine[1]. » Est-ce être tout-à-fait heureux que d’être exposé à de pareilles réflexions de la part d’une femme du monde et d’une femme d’esprit ? Grave question, que je laisse à débattre entre Mme d’Épinay et Marmontel. Je dirai seulement que, quant à moi, je sais gré à Mme d’Épinay de son observation ; cela prouve qu’on est toujours prude par quelque endroit.


II

À prendre le monde dans lequel il vivait alors, Rousseau n’avait rien d’un misanthrope. À prendre les ouvrages de ce moment de sa vie, il continuait le rôle qu’il avait pris dans son premier discours de censeur de la civilisation. Il concourait pour les académies, il travaillait pour l’Encyclopédie ; mais partout il frondait les arts et les lettres, sous prétexte de ramener les hommes à la simplicité et à la vertu. L’académie de Corse avait proposé cette question : « Quelle est la vertu la plus nécessaire aux héros, et quels sont les héros à qui cette vertu a manqué ? » Cette question, qui ressemble un peu à une énigme, inspira à Rousseau un mauvais discours qui n’est curieux pour nous que parce qu’il continue son plan d’attaque contre la littérature. Ainsi le signe caractéristique de l’héroïsme, selon Rousseau, c’est l’action, et je suis de son avis ; mais il part de là pour attaquer Socrate et Platon Socrate, « parce qu’il vit et déplora les malheurs de sa patrie, et qu’il laissa à Thrasybule la gloire de les finir ; Platon, parce qu’il était éloquent à la cour de Denis, et que ce fut Timoléon qui délivra Syracuse du joug de la tyrannie. » Que veut dire Rousseau ? Que les généraux qui se fâchent sont plus redoutables que les philosophes qui se résignent ? Assurément ! Une autre idée de Rousseau dans ses discours, idée chère à tous les pouvoirs révolutionnaires et qui a fait école, c’est que le meilleur moyen d’arriver à la liberté, c’est de passer par la dictature. « C’est souvent la force à la main qu’un héros se met en état de recevoir les bénédictions des hommes, qu’il contraint d’abord à porter le joug des lois pour les soumettre enfin à l’autorité de la raison. »

Concourir pour les académies, c’est prendre tout-à-fait le rôle de littérateur. Rousseau le prenait encore mieux en composant des ouvrages pour ceux qui voulaient être auteurs et qui ne s’en trouvaient pas le talent. C’est ainsi qu’il fit une oraison funèbre du duc d’Orléans pour l’abbé Darcy. Cet abbé, qui voulait être prédicateur, croyait sans doute

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. Ier, p. 338.