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tant s’étonner de cette douleur et tant la commenter ? Deux personnes vivaient de la vie insouciante du monde, sans trop s’inquiéter l’une de l’autre, quoique mariées, quand tout à coup la mort est venue qui a jeté ses pensées graves et sérieuses à travers la frivolité de cette vie mondaine. En voyant périr tout à coup sa jeune et belle femme, M. de Jully a senti peut-être qu’il l’aimait au fond du cœur, ou plutôt ce cœur blasé et engourdi est devenu sensible à l’aide de cette piqûre que nous font les choses irréparables. Que de gens ne comprennent et ne sentent que ce qu’ils perdent ! Ils ne savent pas jouir, ils ne savent que regretter. Les ames du monde surtout en sont souvent là ; la mollesse de la vie ôte aux sentimens la force et le ressort ; la rude rencontre de la mort les leur rend. Tel était M. de Jully, insouciant et indifférent envers sa femme vivante, inconsolable envers sa femme morte.

L’histoire de Mme de Jully m’intéressant, j’ai voulu savoir qui aimait cette jeune femme, tant aimée de son mari après sa mort. Cela me l’a un peu gâtée, je le confesse ; mais cela, en même temps, m’a ouvert une échappée nouvelle sur la société du XVIIIe siècle. Mme de Jully aimait Jélyotte, et Jélyotte était un acteur de l’Opéra, dont Marmontel fait grand éloge dans ses Mémoires, non pas seulement comme chanteur, mais comme homme du monde ; il dit même de lui ce mot remarquable : « Si l’on me demande quel est l’homme le plus complètement heureux que j’aie vu en ma vie, je répondrai : C’est Jélyotte[1] ! » Un homme heureux ! chose rare et digne d’être considérée un instant ! Marmontel nous dit ce qui, selon lui, faisait de Jélyotte un homme heureux : acteur, c’était l’idole du public ; dans le monde, il était accueilli et désiré ; « partout simple, doux et modeste, il n’était jamais déplacé. » Il avait beaucoup de crédit dans les bureaux et près des ministres ; il s’en servait pour obliger ses amis. Enfin, « homme à bonnes fortunes autant et plus qu’il n’aurait voulu l’être, il était renommé pour sa discrétion. » Voilà, selon Marmontel, l’homme heureux dans le XVIIIe siècle. Chaque siècle aussi bien et chaque classe de la société a son type de l’homme heureux ; ce qui fait, pour le dire en passant, qu’il y a du bonheur pour chaque temps et pour tout le monde. Et cependant, comme il n’y a pas de tableau qui n’ait son ombre, j’ai trouvé l’ombre au tableau du bonheur de Jélyotte, c’est le passage suivant des Mémoires de Mme d’Épinay : « Une chose m’étonne, et je n’y entends rien. Jélyotte, fameux chanteur de l’Opéra, s’est installé chez Mme de Jully pendant l’hiver dernier. Il a un ton, une aisance à laquelle je ne me fais point. Je sais qu’il y a nombre de bonnes maisons où il est reçu ; mais cela m’est toujours nouveau, et, quand il perd vingt louis au brelan, je ne puis m’empêcher d’être étonné qu’on les

  1. Mémoires, livre IVe, p. 128.