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Je me suis arrêté un instant sur le père Castel, parce qu’il y a entre ses idées et celles de Jean-Jacques Rousseau quelques traits de ressemblance et de différence qu’il m’a paru curieux de signaler, d’autant plus que le père Castel est aujourd’hui fort inconnu. Les autres personnes avec lesquelles Rousseau est alors en correspondance sont plus célèbres que le père Castel : c’est l’abbé Raynal, d’Holbach, Saurin, l’abbé Prévost, Boulanger, etc. ; voilà pour la littérature. Pour le monde, Rousseau voit, surtout à ce moment, la société de Mme d’Épinay. Il est mêlé à toutes les aventures, à tous les amusemens, comme aussi à tous les chagrins de cette société. C’est ici, par exemple, que vient se placer une lettre de Rousseau sur la mort de la belle-soeur de Mme d’Épinay, Mme de Jully, et si je parle de cette lettre, c’est qu’elle montre un coin des mœurs du XVIIIe siècle.

Mme de Jully était une jeune femme, belle, élégante, gracieuse, spirituelle, et qui vivait dans les plaisirs du monde ; tout à coup elle tombe malade de la petite vérole et elle meurt. Rien de si triste et de si simple, hélas ! que cette aventure, et la société du XVIIIe siècle ne se serait pas occupée de la mort de Mme de Jully plus que le monde ne fait de tant de jeunes et belles femmes qui fleurissent un instant et qui tombent, si M. de Jully n’avait témoigné de la mort de sa femme une douleur excessive et surtout inattendue. Il ne paraissait guère en effet beaucoup aimer sa femme quand elle vivait ; Mme de Jully, de son côté, n’aimait guère son mari. Cependant, une fois sa femme morte, M. de Jully fut inconsolable, et c’est là ce qui fit causer à perte de vue le monde à la fois frivole et lettré où vivaient Mme d’Épinay et Rousseau. Qu’était-ce que la douleur de M. de Jully ? Était-ce un caprice ? était-ce un jeu ? Pour un philosophe et pour un romancier, il y avait de quoi méditer et il y avait de quoi s’attendrir sur cette douleur. Rousseau pourtant, dans la lettre qu’il écrit à M. de Francueil, beau-frère de M. de Jully, prend le petit côté de cette aventure ; non-seulement il n’est pas ému de la douleur de M. de Jully, il s’en moque ou en fait un sujet de réflexions littéraires. « Il ne s’est pas contenté, dit-il en parlant de M. de Jully, de faire placer partout le portrait de sa femme, il vient de bâtir un cabinet qu’il a fait décorer d’un superbe mausolée de marbre avec le buste de Mme de Jully et une inscription en vers latins qui sont, ma foi, très pathétiques et très beaux. Savez-vous, monsieur, qu’un habile artiste, en pareil cas, serait peut-être désolé que sa femme revint ? » Que dirons-nous à notre tour de cette manière d’entendre finesse à la douleur de M. de Jully ? Pourquoi, après tout,

    même que « les ruisseaux n’existent que pour servir d’ébauches et comme de semences des canaux que nous pouvons former cri les recueillant, en les perfectionnant, et que les torrens laissent aussi des ébauches et des semences de grands chemins qu’il ne tient non plus qu’à notre art de perfectionner et de multiplier. » Page 181.