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du genre de Rousseau, c’est-à-dire un homme qui aimait la musique, et qui même s’en était fait un système particulier ; mais c’était surtout un homme d’esprit qui avait beaucoup d’idées et qui même ne craignait pas le paradoxe. Il m’est difficile de croire qu’il n’ait jamais parlé d’autre chose que de musique avec Rousseau, et que par ses réflexions il ne l’ait pas disposé contre les philosophes et les littérateurs du siècle, quand je lis du père Castel les phrases suivantes « La science est aujourd’hui trop répandue, trop facile et à trop grand marché ; elle est trop à la portée de bien des têtes qui n’ont pas la force de la porter. Je suis payé pour vanter les journaux, les dictionnaires, les manières de faciliter les sciences et de les mettre à la portée de tout le monde. J’ai été trente ans journaliste ; j’ai mis les mathématiques en une espèce de dictionnaire, et ma fantaisie a toujours été de tout faciliter, arts, science et littérature. J’ai cru par là faire la guerre à la demi-science et rendre tout le monde pleinement savant. Pour un savant que j’ai fait, j’ai fait deux à trois cents demi-savans, quart et demi-quart de savans, et il y a plus de quinze ans que j’ai reconnu de bonne foi que j’avais manqué mon coup et mon but…[1]. » Voilà des idées qui touchent de bien près à celles de Rousseau. Le même homme, il est vrai, qui se repent d’avoir trop aidé à la diffusion des sciences par les journaux et par les dictionnaires est grand partisan des routes, des canaux et de tous les moyens de communication ; il en parle même comme pourrait faire un économiste de nos jours. Ainsi il remarque que l’intendant du Languedoc sous Louis XIV, M. Lamoignon de Baville, a plus fait pour soumettre et pacifier les Cévennes par les grandes routes qu’il y a ouvertes que le maréchal de Villars par les armes et par les négociations. Il croit que les routes créent des voyageurs, et qu’elles développent sur leur passage l’industrie et l’agriculture. « Percez un état en tous sens de canaux et de grands chemins ; dès ce moment, sans presque qu’on s’en mêle, tout va s’animer dans ces grandes voies et dans tout ce qui y aboutit. Croyez-vous ce que je vais vous, dire ? Il n’est pas possible qu’un pays soit long-temps en friche, lors qu’il est coupé de grands chemins…[2]. » Ainsi va la nature humaine. L’ingénieur se défie des livres, il en médit ; mais il adore les routes, et il ne comprend pas que les livres et les chemins sont des véhicules de genre différent, mais de même effet, et qu’on ne peut pas remuer le corps de l’homme sans remuer aussi quelque peu son esprit. Les sciences mentent quand elles se vantent de ne s’adresser qu’à la matière, et qu’elles s’en font un mérite auprès des gouvernemens ; elles ont tous les dangers des lettres, et n’en ont pas les remèdes[3].

  1. Esprit du père Castel, 1763, p. 110 et 111.
  2. Ibid., p. 173.
  3. Le père Castel, devançant les hardis aphorismes des ingénieurs de nos jours, croit