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plaisir de goûter du thé récolté par nous-mêmes et préparé sous nos yeux.

Nous avions sujet de nous montrer avares de notre temps, car nous savions que dans cette curieuse île de Chou-san nous en trouverions aisément l’emploi. Le hasard nous servait souvent aussi bien que nos guides. Un jour, errant sans dessein avec le père Fan dans les environs de Ting-haë, nous nous trouvâmes tout à coup sur le bord d’un vallon au fond duquel, entouré de collines ombreuses, un lac reflétait le vif azur du ciel et la cime des grands arbres qui semblaient se pencher au-dessus de ces eaux limpides pour se voir. C’est là que le mandarin auquel l’empereur avait, en 1841, confié la défense de l’île, vaincu et désespéré, vint pleurer sa défaite. Les déserts d’Ili l’attendaient ; la colère impériale, en le frappant, ne manquerait point d’envelopper sa famille dans sa disgrace : mieux valait mourir. Les amis du malheureux mandarin approuvaient cette énergique résolution ; mais comment se résigner à sortir de ce monde, quand la nature est si belle et semble vous rattacher à la vie par son plus doux sourire ? Il fallut aider le courage de l’infortuné défenseur de Chou-san. On le noya dans ce lac, dont l’aspect enchanteur semble répudier un pareil souvenir, et l’on écrivit à l’empereur que, trahi par la fortune, le mandarin qui avait promis d’exterminer les barbares avait lui-même cessé de vivre.

On n’est plus tenté de rire des Chinois et de leur ignorance militaire, quand on passe sous les ombrages qui furent témoins de ce douloureux épisode. On songe plutôt aux sanglans sacrifices, aux traits de dévouement qui demeurèrent enfouis sous le ridicule de la défaite, et l’on prend en sérieuse pitié les martyrs d’une lutte inégale. Sur le bord verdoyant du cratère, on a élevé, par ordre de l’empereur, un pilier de granit pour perpétuer la mémoire de ce suicide honorable. Une longue inscription en relate probablement les circonstances. Nous espérions que la science du père Fan ne reculerait pas devant la lecture de cette épitaphe. Hélas ! ce lettré chinois n’en put pas épeler un caractère. Quelle langue, bon Dieu ! quel déplorable moyen d’exprimer ses pensées que cette écriture idéographique ! Par quels inconvéniens ce système antédiluvien ne fait-il point payer aux peuples de l’extrême Orient l’uniforme interprétation de ses hiéroglyphes[1] !

Le père Fan, élevé aux honneurs du sacerdoce, avait appris le français et le latin ; il ne lisait le chinois que dans son almanach. C’était une intelligence un peu lente d’ailleurs, difficile à émouvoir, et qui

  1. Les habitans des diverses parties de la Chine ne se comprennent plus, lorsqu’au lieu de parler le dialecte de la cour, ils parlent le dialecte de leurs provinces. Un habitant du Fo-kien n’entendra pas le moins du monde un Cantonnais ou un citoyen du Kiang-nan ; mais les caractères écrits auront pour tous trois la même signification. Nous avons vu à Manille un curieux exemple de cette universalité de la langue écrite et des différences que présente la langue parlée. Le consul de France, M. Lefebvre de Bécour, avait emmené, en quittant Macao, une nourrice chinoise : cette femme parlait le dialecte cantonnais et ne savait pas lire. Quand elle recevait des lettres de son mari, elle les portait à un de ses compatriotes plus savant qu’elle ; mais ce compatriote était du Fo-kien. S’il eût épelé la lettre en fo-kinois, la pauvre nourrice n’en eût pas compris un mot : c’était donc en espagnol qu’il traduisait cette lettre chinoise. La nourrice, qui avait habité Macao et y avait appris un peu de portugais, comprenait bien mieux l’espagnol que le dialecte du Fo-kien. On serait donc en droit de conclure que le fo-kinois ressemble bien moins au cantonnais que le portugais au castillan.