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double rang de maisons dont se compose le faubourg maritime. De l’extrémité occidentale du faubourg jusqu’à la hauteur d’un îlot qui marque la limite du port et de la rade, bassins distincts, mais contius, auxquels les matelots anglais avaient donné les noms de Portsmouth et de Spithead, sur un espace de près d’un kilomètre, règne une large chaussée élevée de quelques pieds à peine au-dessus du niveau des hautes mers. Cette chaussée avait été garnie d’un parapet en terre battue, et formait une batterie rasante de cent cinquante ou deux cents pièces de canon, aux feux de laquelle les Chinois se flattaient qu’aucune escadre ne pourrait résister. Ce fut donc sans effroi que les mandarins de Chou-san apprirent que la flotte anglaise venait de reparaître, le 29 septembre 1841, à l’entrée de l’archipel. Les canons furent chargés jusqu’à la gueule, les joss-sticks[1] allumés, et l’on attendit les diables rouges de pied ferme ; mais, insigne lâcheté de ces fan-kouei ! pendant qu’on les attendait dans le port intérieur, ils jetaient l’ancre sur la rade. Tous les préparatifs de défense, ouvrage d’une année d’industrie et d’efforts, devenaient dès-lors inutiles. L’immense batterie de la plage, qu’on n’avait songé à flanquer ni d’un mur ni d’un tertre, se trouvait enfilée par les feux de l’escadre et prise à revers par une colonne anglaise ; une autre colonne escaladait les remparts sur un point entièrement dégarni de canons et de soldats. En moins d’une heure, les Anglais étaient maîtres de Ting-haë ; les mandarins étaient en fuite, les tigres se dépouillaient à la hâte de leur tunique au fier blason, pour rentrer dans la classe des non-combattans. Il n’y avait plus dans Chou-san ni chefs ni armée. Jamais on ne vit de déroute plus complète. On ne put cacher à la cour de Pe-king ce nouvel échec : les barbares avaient encore une fois vaincu, mais par ruse, par un vil détour que n’avait pu soupçonner la candeur des mandarins ; l’honneur de l’artillerie chinoise était intact.

De tous les gages de modération qu’ait donnés récemment à l’Europe une puissance long-temps signalée par sa politique envahissante, l’évacuation de Chou-san est assurément celui qui doit le plus surprendre. Les prétextes n’eussent point manqué aux Anglais pour retenir entre leurs mains cette position militaire dont une occupation prolongée leur avait permis d’apprécier tous les avantages ; mais déjà les économistes d’outre-Manche songeaient à substituer à l’emploi de la force brutale la puissance insinuante des doctrines du libre-échange. C’est donc moins peut-être l’honnêteté que la prudence de l’Angleterre qu’il faut admirer dans la loyale exécution du traité de Nan-king. En présence de l’unité politique qu’il avait trouvée si fortement constituée

  1. Les joss-sticks sont des bâtons d’encens que les Chinois brûlent devant leurs idoles, et qui leur servent aussi de mèches pour allumer leurs pipes et mettre le feu à leurs canons.