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s’abstenir de remplir les devoirs de la vie : l’infanticide est un des droits de cette société païenne où l’autorité paternelle s’est, comme les autres despotismes, enivrée de sa puissance. Fût-il vrai, ainsi que l’ont affirmé certains voyageurs, que l’Europe immole plus d’enfans nouveau-nés que le Céleste Empire, il n’en resterait pas moins entre les deux civilisations une distinction profonde : chez nous, c’est la plupart du temps la pudeur et l’honneur égarés qui commettent le crime ; c’est un sordide calcul, un froid raisonnement qui conduit en Chine le bras de parens dénaturés.

Pendant que le cours de ces réflexions ramenait sur nos lèvres l’anathème, et que nous nous sentions prêts à maudire de nouveau une civilisation qui, semblable aux feux tournans allumés sur nos côtes, nous présentait sans cesse, après une face obscure, un de ses côtés éclairés, le moment était venu de reprendre le chemin de Ning-po. Le vent, après un dernier grain, s’était fixé au nord-est, le ciel s’était éclairci, et notre barque descendait gaiement le canal dont les rives s’animaient d’une foule plus active à mesure que nous approchions de la ville. Des bateaux chargés de nombreux passagers croisaient notre route ou voguaient de conserve avec nous ; les nus déployaient une large voile de nattes, les autres étaient traînés par les matelots qui marchaient près du bord, attelés à la file comme les chevaux d’un bac. Des arcs de triomphe, formés par une architrave reposant sur deux piliers de granit, décoraient de distance en distance ce chemin de halage : honneur accordé, suivant le texte des inscriptions, au parfum virginal de la chasteté ou à l’agréable odeur de cent ans. Le crépuscule commençait à peine quand nous arrivâmes à Ning-po. Notre brusque retour ne laissa point de surprendre les missionnaires, qui nous avaient crus partis pour un voyage de plusieurs jours. Nous ne pouvions songer à tenter une nouvelle campagne dans les plaines du Che-kiang ; nos instans étaient trop comptés pour cela. Dès le lendemain, nous chargeâmes deux énormes bateaux de toutes nos emplettes, et, prenant congé des hôtes généreux qui nous avaient si gracieusement livré leur demeure, nous regagnâmes avec une secrète satisfaction la corvette que nous avions quittée depuis cinq jours.

Pour redescendre le fleuve, il fallait épier le moment où le vent et la marée viendraient seconder une manœuvre qui pouvait nous exposer encore à plus d’un échouage. Cet heureux concours de circonstances ne se fit point attendre. Le jour même qui suivit notre retour à bord de la Bayonnaise, les vents passèrent au sud. Nous levâmes à l’instant une de nos ancres, et, vers neuf heures du matin, nous nous tînmes prêts à border nos huniers. La marée montante gonflait lentement les eaux du fleuve, la brise fraîchissait ; encore quelques minutes, et nous pourrions appareiller. Tout à coup du village près duquel